[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°43]
Meshugah - Isaac Bashevis Singer (1994)
« Si on m’avait prédit que je deviendrais imprimeur à Shangaï, que les juifs auraient leur état à eux, et qu’à New York je jouerais en bourse, j’aurais été plié de rire. Mais tout ceci est arrivé, aussi dingue que ça puisse paraître. A moins que je rêve. »
… mais non : Max ne rêve pas. Et c’est bien dans une Amérique ressemblant beaucoup à ses fantasmes qu’il retrouve le narrateur, Aaron Greidinger. Lequel est pour sa part devenu journaliste et écrivain vedette de la communauté juive new-yorkaise, particulièrement en vue en ce début d’année 1952.
Les retrouvailles sont touchantes… mais aussi pour le moins déroutantes : Max semble moins heureux de retrouver un vieil ami perdu de vue pendant la guerre que de parader au côté d’un artiste connu, auquel il présente toutes les femmes de sa vie. Et il y en a ! Car Max l’hédoniste n’est rien de plus qu’une sorte de gigolo sexagénaire, navigant au milieu d’une cohorte de femmes ayant pour trait commun d’être toutes fan de… son vieux copain Aaron. Max aurait-il un dessein caché ? Et qui est vraiment Miriam, sa fascinante maîtresse, vingt-sept ans et déjà plusieurs vies à son actif ?
Beaucoup, beaucoup de choses dans ce remarquable roman posthume. Plusieurs romans même, peut-être… un roman à la rigueur quasi sociologique, décortiquant les rapports de cette petite société juive new-yorkaise toute à la fois meurtrie par un exode encore tout proche et émerveillée de ce curieux paradoxe : la guerre et la fuite qu’elle lui a imposée lui a en fait ouvert tout un horizon de possibles dont elle n’aurait osé rêver en Pologne. Drôle de réflexion suffisant à faire comprendre dès les premières pages qu’on n'aura pas droit ici à un énième livre mettant en scène des survivants de l’Holocauste. Et de fait alors que le lecteur se croit embarqué dans une histoire de ce type il a la surprise de voir subitement le texte glisser vers une affaire de triangle amoureux aux confins du libertinage (certes implicite), plein de fureur et de passion.
C’est alors un tout autre roman qui commence, plus étonnant encore que le premier et tout à fait passionnant : entre Max et Aaron naît comme on pouvait s’y attendre une rivalité amoureuse, Miriam devenant l’arbitre d’une joute étrange entre l’écrivain talentueux se révélant un brave type ordinaire et le baroudeur ayant survécu à tout mais témoignant en permanence de son inaptitude à l’existence quotidienne - lecteur vorace qui pourtant méprise sans le savoir la littérature :
« …je ne suis pas jaloux [d’Aaron]. Moi aussi, je l’aime bien. Il ne connaît pas le centième de ce que je sais sur la Pologne et Varsovie. Comment le pourrait-il ? Il est né dans un pauvre petit shtetl paumé. C’est un pur provincial. Il s’installe derrière son bureau et se met à inventer des trucs. Pour toi ces inventions valent plus que mes faits. Le Guemarah dit qu’après la destruction du Temple le don de prophétie a été donné aux prophètes et aux fous. Puisque les écrivains sont fous, c’est connu, ils sont devenus prophètes. Comment un jeunot comme lui peut-il savoir comment parlait mon père ?! »
… et comme si l’auteur s’était lui-même scindé en deux pour créer ce duo de personnages aussi antagonistes que complémentaires, on a régulièrement le sentiment que Max a littéralement kidnappé le panache, la folie et la magie que le lecteur (ou Miriam) s’attendait à trouver chez l’artiste. Qui est réduit à n’être qu’un conteur, réceptacle de l’interminable (et il est vrai fort romanesque) histoire de Miriam, auditeur et non acteur – spectateur et non créateur. Et tandis que Max continue de vibrillonner à sa guise, on se dit que le meshugah n’est pas celui que l’on croit…
Obsessions troubles, écriture haute en couleur... le complexe Isaac Bashevis Singer signe ici un livre franchement étrange, en grande partie à contre-courant de sa propre œuvre. Les plus anciens lecteurs du Golb se rappelleront que je l'avais découvert il y a deux ans et demi dans le cadre d'un travail plus général sur l'auteur. A la relecture, il demeure toujours aussi intrigant, étrange et séduisant.
Trois autres livres pour découvrir Isaac Bashevis Singer :
The Golem (1969)
Shosha (1978)
Scum (1991)
Meshuga est sur ma table de chevet, intouché, depuis au moins 5 ans, masi parents l'avaient acheté à sa sortie, entre temps j'en ai lu d'autres de Singer, notamment "le certificat",
RépondreSupprimertu me donne envie de mettre fin à cette longue attente ^^
bel auteur en effet
Je l'avais lu suite à vos conseils, et c'est vrai que c'est un roman passionnant. Mais aussi, très différent des autres livres de Singer. Je l'ai trouvé beaucoup plus sombre, ambigu, dur, alors que la littérature de Singer, si elle est de grand style, est généralement assez consensuelle.
RépondreSupprimerBBB.
J'ai dû le lire également suite à ton conseil et l'histoire, le titre, tout ça me dit quelque chose...mais alors il faut croire que je n'ai pas dû aimer parce que je ne me rappelle quasiment pas !
RépondreSupprimerJ'aime beaucoup cet auteur, mais je ne connais pas ce roman (que je suppose posthume, non ?). Je note, je note...
RépondreSupprimerArbobo >>> mais comment se fait-il qu'il ait passé autant de temps à cette place ?
RépondreSupprimerBBB. >>> oui, c'est un livre plus dur, moins moral que des fables comme Gimpel the Fool. Donc mieux ;-)
Lil' >>> possible, je ne peux pas te dire.
H.V. >>> posthume, oui, bien sûr, puisque Singer est décédé en 91.
je ne lis plus de fiction thom, 1 roman par an,
RépondreSupprimerje sais c'est moche ^^
Ah bon ? Mais... il y a une raison particulière ? Non parce que j'imagine que ta réponse ne va pas être "je n'aime pas les écrivains, ces affabulateurs qui ne vivent pas dans la vraie vie"... :-))
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