...
Tu ne sais donc rien de Bertrand Pierre à part qu’il est absolument charmant (tu l’as eu deux fois au téléphone préalablement, à tenter de caler une date la plus pratique possible pour tout le monde en ce début de – longue – grève), et qu’il sait s’habiller (« chaque détail compte », gronde la voix du Civil Thierry dans ta tête). Tu lui demandes donc de se présenter, ce qui après tout est bien le minimum, partant de l’idée que tes lecteurs ne le connaissent probablement pas non plus : « Je suis quelqu’un qui a vécu une histoire un peu rare dans ce métier, puisque j’ai vécu un succès fulgurant avec un groupe… » Là, franchement, tu t’attends à tout. « Un succès fulgurant ». Genre le mec est une star dont tu n’aurais jamais entendu parler. Quelle bonne blague. Alors quand résonne le nom de Pow Wow, tu te sens comme qui dirait légèrement stupide. Non que tu aies quoique ce soit contre le quatuor vocal au succès phénoménal il y a très longtemps. Au contraire : tu l’as beaucoup écouté à l’époque, du premier au dernier album, contre tes préférences naturelles parfois. Tu as sincèrement aimé ce groupe, tu l’aimes encore même si ses disques sortent rarement de l’étagère, et tu te sens profondément nul de ne pas avoir fait le rapprochement. Il y avait bien un Bertrand, oui, c’est vrai. Qui avait superbement adapté Le Pont Mirabeau1 avec le groupe, d’ailleurs. Avec un peu d’attention tu aurais pu noter que tout cela faisait sens. Ou juste en lisant la bio. Tu as presque envie de t’excuser, pourtant si tu l’avais su qu’aurais-tu fait ? Peut-être rien, peut-être aurais-tu soigneusement évité le sujet. Mais cela aurait considérablement modifié ton angle d’attaque. Pas nécessairement pour le meilleur.
Pour résumer sa carrière, Bertrand parle de « chemins indéchiffrables ». Les débuts avec un ex-Trust, la réponse à une annonce dans Libé pour créer un groupe vocal, la place de choix dans « une fusée interstellaire » dont les influences n’étaient pas forcément très proches des siennes… il en parle avec une étrange distance, comme s’il n’était pas tout à fait sûr que c’était bien lui qui avait vécu tout ça. « C’est vraiment pour moi un voyage de sept ans dans un pays lointain. On commence fin 90 et à l’été 92 on est numéro un, alors qu’on pensait que si on avait la chance de faire un album on le vendrait aux deux-mille aficionados de l’a capella en France. On était loin du compte. »
« Une histoire très particulière. Très forte », qui finira par s’achever pour à peu près toutes les raisons artistiques et humaines mettant fin à tous les groupes de l’univers, à plus forte raison lorsqu’ils ont du succès – celui-ci en avait beaucoup. Pow Wow finira par se reformer, mais lui refusera de jouer ce jeu. Après les « chemins indéchiffrables » commencent alors les chemins de traverse. « Déjà on met du temps à se remettre d’une expérience comme ça. Il faut se retrouver. Quand ça s’est arrêté je ne savais plus du tout qui j’étais ; il a fallu tout un chemin pour me redéfinir artistiquement, retravailler sur toutes mes parties fragiles… dans un groupe on n’apporte que ses points forts – ses points faibles on les laisse au vestiaire. Mais quand le groupe s’arrête… faut bien reprendre sa valise. » Un album de « chanson électro » plus tard, trop en avance, trop décalé, jamais paru (« Je me suis mal débrouillé, je suis retourné voir les majors 2 parce que j’en venais mais entre temps leur monde s’était considérablement durci. »), et l’on retrouve Bertrand auteur pour Enzo Enzo 3. « Et là il y a un réalisateur qui fait appel à moi ; il avait un projet télé autour de la chanson et de Victor Hugo – une très belle émission en vue – et c’est dans ce cadre qu’il m’a demandé de mettre en musique un poème de cet auteur pour Enzo Enzo. Parmi les trois quatre qu’il m’a présentés il y avait celui-ci : Si vous n’avez rien à me dire. Je l’ai trouvé sublime. J’avais pris un bon coup sur la tête avec l’échec du précédent projet et là j’ai ressenti cette force de vie, cette espèce de main qui te prend par la veste et qui te soulève, qui te porte… je pense que c’est aussi pour ça que Hugo est aussi célèbre de par le monde. Pour cette sorte de force, cette manière de parler du cœur au cœur qui touche indépendamment de tout le reste… quelque chose de si profondément humain et dans la puissance et dans la détresse, dans l’angoisse comme dans la joie. » Face à un regard si juste jeté sur l’un des poètes les plus méconnus de la littérature française (car qui a lu la poésie amoureuse de Hugo, Les Contemplations passées ?) on ne peut qu’opiner du chef. S’il a à ce point surclassé ses contemporains au jeu de la mémoire, s’il a si extraordinairement débordé du cadre de son œuvre pour devenir l’une des trois icônes absolues de la littérature française 4, n’est-ce pas justement parce que son génie révélait un homme étonnant et poignant, jusque dans ses excès (Hugo était le plus grand pisse-copie de tous les temps), ses obsessions confinant à la pathologie (cf. Les Châtiments, recueil incroyable dans lequel il décline un seul et unique sujet sur près de cent textes !)…
Hugo, Bertrand Pierre pourrait en parler durant des heures. Il semble littéralement habité par lui. Il a d’ailleurs littéralement habité avec lui durant les sept années qui le virent porter ce projet jusqu’à son terme, se perdre, douter, revenir. Ironiquement et comme souvent à la télévision, l’émission ne se fit jamais. A l’écoute de Si vous n’avez rien à me dire…, album étonnant tant la qualité de sa production que par l’audace de ses parti-pris, personne ne pourra décemment le regretter. La suite se devine aisément : se retrouvant avec plein de chansons sur les bras, Bertrand a fini par décider de les produire. « Et là, c’est devenu un peu plus compliqué. » Difficile en effet de contourner le syndrome de la poésie chantée, donc plutôt scandée, de manière trop rigide ou austère. Si vous n’avez rien à me dire… fait en ce sens figure de contre-exemple parfait : tu ne saurais pas que c’est du Hugo, c’est à peine si tu t’en rendrais compte tant les mélodies y sont fluides et les refrains habiles. Compliment évidemment à double-tranchant : à quoi bon mobiliser le grand Victor Hugo si c’est juste pour accoucher de bonnes chansons pop ?
Tout simplement parce que quand d’autres donnent l’impression d’avoir adapté un poème juste comme ça, comme une figure imposée, sans plus de questions que d’amour particulier pour les texte, plus volontiers pour attirer à eux le génie d’un poète que pour se mettre au service de ses mots… Bertrand revendique son côté artisan. On imagine à l’entendre un travail lent et appliqué, méticuleux. Construction, déconstruction. Écoute, réflexion. Sur les coupes, sur la diversité des climats. « J’ai fait des albums complets, en ne gardant vraiment à chaque fois que le meilleur. Et en même temps je le jouais sur scène, donc à chaque fois j’essayais de nouvelles formules que j’allais fixer aussitôt en studio si elles me plaisaient… j’ai un peu eu l’impression de faire mon chef-d’œuvre de compagnon du Tour de France (rires). J’avoue que ça a eu quelque chose d’équilibrant après ces débuts fulgurants dans la lumière et dans le succès. » Bien entendu cela ne suffit pas forcément à te convaincre. Esthète comme tu es, légitimiste comme tu peux l’être parfois (même si tu as toujours plus ou moins l’impression que c’est une insulte), tu ne peux pas ne pas coincer au sujet du mariage (il est vrai « éternel », comme le rappelle Bertrand) entre cet art majeur et l’art autrement plus mineur que peut être la chanson populaire. Tu essaies de le dire, sans rien affirmer et avec humilité. Tu fais bien parce qu’à cela, Bertrand Pierre opposera une réponse particulièrement convaincante et mesurée : « Il y a ce texte extrêmement intéressant qu’Aragon donne en préface aux adaptations que Léo Ferré a fait des poèmes, dans lequel il explique qu’il accepte la convention, qu’il reconnaît la légitimité de ce re-travail. Que cela a bien plus de valeur que toutes les critiques littéraires de par l’obligation qu’a le chanteur de prendre le poème et de le travailler, de couper quelque chose, de prendre une strophe pour en faire un refrain. Il écrit que le poème n’est que le point de départ du voyage et la chanson, un des reflets du théâtre d’ombres que le poème propose. Moi j’ignorais ça à l’époque, je me suis naïvement dit : voilà, il y a un type absolument génial qui dépose des poèmes chaque matin dans ta boite aux lettres, il ne sait pas du tout ce qu’est la chanson, parfois ça fait trente strophes… et toi tu as toute liberté pour les ramener à toi, à ce que tu ressens, le tout en étant fidèle à la lettre. Autant te dire que j’ai été très rassuré quand j’ai découvert ce texte d’Aragon ».
Mais surtout, ce qui est étonnant chez Bertrand, c’est que sans la connaître il semble avoir appliqué la citation à la lettre. Quand d’autres à sa place se seraient prosternés devant le maître, lui n’est pas dupe des faiblesses ou de la qualité parfois aléatoire de l’immense production hugolienne. Sans doute sans s’en rendre compte, il en parle plus comme un universitaire qui viendrait de finir sa thèse que comme un fan énamouré. Avec, au-delà du respect et de la fascination, un authentique regard critique, parfois même assez impitoyable. « Mon critère de sélection a été avant tout est-ce que ça fera une bonne chanson ?, plutôt que est-ce que c’est un grand texte de Victor Hugo ? Est-ce qu’il y a une strophe qui porte une modernité particulière… par exemple la chanson que j’ai appelée Que veux-tu que je devienne ? commence par Je respire où tu palpites, c’est quand même quelque chose de vraiment percutant. Tu vois, il y a des trucs presque évidents, y compris parmi les plus légers, comme Rosa fâchée : Une querelle. Pourquoi ? / Mon Dieu, parce qu’on s’adore. / À peine s’est-on dit Toi / Que Vous se hâte d’éclore… on dirait presque du Salvador. Victor Hugo n’était pas qu’un grand poète, c’était aussi un homme, un amant, un grand amoureux des femmes. » Dont on a par instants l’impression que ce sont presque ses défauts qui le rendent si séduisant aux yeux du compositeur. « George Sand se moquait de lui vers la fin de sa vie en disant Victor Hugo c’est comme la tempête, et la tempête ça ramène parfois n’importe quoi. Parmi les textes que j’ai choisis beaucoup semblent avoir été écrit très vite, dans un élan, sans qu’il y ait forcément un grand souci de perfection. » Quand tu reconnais qu’en effet, à la lecture, certains passages sont parfois à la limite du grotesque… Bertrand rigole de bon cœur : « Il y a réellement un côté too much chez Victor Hugo. Mais c’est quelque chose de génial. En dépit de sa stature immense il t’autorise en fait plus de libertés qu’un Baudelaire ou un Rimbaud, qui sont dans une espèce de perfection esthétique absolue. Sur l’ensemble de son œuvre il y a énormément de choses touchantes, simples, qui font potentiellement de bonnes chansons : Si vous n’avez rien à me dire / Pourquoi venir auprès de moi ? c’est déjà une chanson presque « shellerienne », y compris dans le texte. Cette manière d’évoquer l’incompréhension amoureuse, les premiers rendez-vous, cette espèce d’ambigüité… c’est d’une simplicité éblouissante. C’est un des premiers que j’ai lus et les mots sont sortis de la page… j’étais sûr qu’il y aurait une chanson. Après on lui prête cette fameuse citation, Défense de déposer de la musique au pied de mes vers, mais c’est archi-faux, jamais il n’a dit ça 5. Au contraire, de son vivant il a travaillé sur des adaptations de Notre Dame de Paris en opéra… » Oui… ou bien alors Victor avait juste anticipé la carrière de Luc Plamondon et tenté de désamorcer la bombe (pour le résultat que l’on sait : succès planétaire d’un spectacle de variétoche dans tout ce qu’elle a de plus exécrable et racoleur… et pas une ligne de Victor Hugo dans le livret, ce qui prouve bien que même un grand visionnaire comme lui ne pouvait penser à tout).
Bien sûr, tout n’est pas parfait dans Si vous n’avez rien à me dire…. Mais l’ouvrage a quelque chose de singulier qui fait que l’on y revient tout le temps. Peut-être dans son approche douce, mélancolique et feutrée. Un véritable contrepied à l’image bigger than life que se trimballe un poète qui, figure incontournable et essentielle de son temps, a surtout laissé dans l’inconscient collectif le souvenir d’un personnage puissant et « depardiesque » plutôt que celle d’un individu sensible – voire amusant et léger parfois. Dans « chef de fil du romantisme » c’est surtout « romantisme » qui compte, or c’est « chef de file » que l’on retient trop souvent – sans doute parce que sa poésie amoureuse est beaucoup moins lue et de plus en plus rarement étudiée. « C’est un propos qui se susurre »… susurre Bertrand. « On est dans quelque chose qui tend vers la douceur, voire l’intériorisation. Je vois mal une voix puissante arriver et brailler : Si vous n’avez rien à me dire / Pourquoi venir auprès de moi ? Ce n’est pas le propos. On n’est pas face à l’homme de marbre, austère, avec sa barbe, sa descendance et ses prophéties. » Le résultat de cette réflexion est un album délicat, sensuel, à des années lumières de tant d’autres recueils d’adaptations poétiques versant trop souvent, par faiblesse ou paresse, dans le déclamatoire ou le pompier. En somme et même si lui-même foira sa version de Hugo, on pense plus souvent aux adaptations de Gainsbourg, à sa quête de fluidité et de groove (rappelons qu’il fit swinger Musset avec génie)… qu’aux adaptations ferréiennes, souvent très emphatiques malgré tout le respect et l’admiration qu’on peut avoir Le Poète. « Ce que j’aime dans la poésie chantée c’est que la mélodie vient déposer les mots sur le cœur des gens sans qu’il y ait d’effort cérébral. On écoute une fois, puis deux, et les mots s’insinuent peu à peu. » La poésie amoureuse de Hugo, c’est peu de le dire, s’y prêtait parfaitement. Ce disant tu t’aperçois au moment de conclure que tu n’as même pas encore pensé à demander à Bertrand pourquoi il avait fait ce choix délibéré que d’aller puiser uniquement dans le répertoire amoureux du poète – question d’importance, tout de même ! Et voici que de sa belle voix grave, dans un sourire, il t’offre la plus jolie des conclusions. « Ça m’intéressais juste énormément de rentrer par le cœur de cet homme qui touche le cœur de tout le monde ».
👍👍 Si vous n’avez rien à me dire…
Bertrand Pierre | Bonsaï Music, 2010
En concert demain soir puis le 28 mars au Petit Heberto (Paris XVII)
1. D’Apollinaire, faut-il réellement le préciser ?
2. Anecdote amusante, l’album commençait déjà par une adaptation de poème – Lorsque viendra le printemps, de Pessoa – et par le vers… « La réalité n’a pas besoin de moi« . Avant Si vous n’avez rien à me dire…, ça ne s’invente pas. On attend avec impatience son adaptation du Si tu m’oublies de Neruda.
3. Oui parce que quand même, des fois Bertrand écrit les textes lui-même.
4. Avec Molière et Zola, bien évidemment.
5. On n’a effectivement jamais trouvé de trace écrite de cette phrase, ce qui ne signifie bien entendu pas que Hugo ne l’ait jamais dite. Un petite nuance dont Bertrand voudra bien, j’en suis sûr, nous excuser.
Quel passionnant article ! Je suis un peu loin pour les concerts, mais il faut absolument que j'écoute cela. Ce même si, comme vous, les adaptations poétiques ne me ravissent pas toujours (souvenir d'un débat féroce sur ce blog, à ce sujet).
RépondreSupprimerBon dimmanche,
BBB.
Vous bégayez, Mister B ;)
RépondreSupprimerEn même temps, vous avez vu ce pseudo ? :-)
RépondreSupprimerBBB. >>> si vous avez une boutique Harmonia Mundi près de chez vous...
RépondreSupprimerHarmonia Mundi ? Alors cela, c'est inattendu.
RépondreSupprimerc'est un bon article, il faut dire que le sujet est intéressant aussi.
RépondreSupprimerdepardieu peut éventuellement être considéré comme un personnage hugolien, le tourner à l'inverse, ça fait un peu simplet de l'époque, non?
franchement, si tu arrives un jour à "j'ai lu tous les livres", ça fera partie des articles que tu apprécieras de relire^^
BBB. >>> oui... et en même temps le projet en lui-même est si inhabituel...
RépondreSupprimergmc >>> bien sûr, c'est un peu bizarre. Cela dit c'est l'imaginaire collectif qui retient ça, et il n'est pas toujours fin ^^ Je ne pense pas, personnellement, que Hugo ait réellement été un personnage "depardiesque"... et à l'inverse je doute sérieusement que Depardieu effleure la complexité du personnage Hugo...