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En vieillissant, je me fais de plus en plus régulièrement cette réflexion que ce sont souvent les livres dont on ne sait trop quoi penser qui sont les plus intéressants. Ceux qui laissent une marge d'appréciation, de perception voire de projection. Ceux qui ne nous disent pas quoi penser et comment le penser. Me voilà servi : dès la première page du premier roman de Thomas Lélu, Je m'appelle Jeanne Mass, on nage en pleine perplexité, dans cette zone limite où la nullité effleure le génie et où le kitsch prétend être une forme supérieure de l'expression artistique. Suite logique de la curiosité éveillée par la couverture colorée, le titre (coloré aussi, à sa manière) ou la réputation d'ouvrage culte qu'il se trimballe, pour sa part largement coloriée par les soins d'une certaine frange particulièrement snobinarde du public.
On sait d'autant moins quoi en penser qu'à lire ce qui s'est écrit ici ou là, on a quand même a désagréable impression que personne n'a aimé ce bouquin, et qu'il s'est fait flingué un nombre incalculable de fois pour seule cause de différence, parce que n'obéissant à aucune norme, aucune règle - ne rentrant dans aucune case. C'est un fait : Thomas Lélu a écrit un roman pour le moins singulier, d'une incontesable originalité ; sur ce point au moins, Je m'appelle Jeanne Mass est une réussite. Rien que son pitch est réjouissant, histoire d'un videur de boite de nuit (Jeanne Mass) suspecté à tort du meurtre de son patron, lequel a en réalité été perpétré par une paire d'ours roses. Burlesque, quand tu nous tiens : on avale les premières pages dans un mélange de jouissance et de consternation. L'univers est naïf et exquis, le narrateur invraissemblable, qui croise des filles ressemblant à des abats-jours et disserte sur la Bretagne sur un mode tragi-comique. Le tout est rocambolesque, totalement imprévisible, on ne va certes nulle part, mais on y va de bon cœur.
Le problème, c'est que Je m'appelle Jeanne Mass souffre d'un défaut crucial et incurable, qui le plombe dès les premières pages et qui ne se dilue jamais : c'est un livre très mal écrit. Non pas tant à cause du style, régressif et prétendant exploser les normes langagières. Au contraire, ces trouvailles-ci sont plutôt plaisantes, même si Lélu abuse sans doute un peu de certains gimmicks. Non, le livre est mal écrit au sens où il est vraiment (et involontairement) mal écrit. L'auteur a beau multiplié les effets de manches, les digressions et les one-liners pour tenter de cacher la misère, il est assez évident qu'il a bien du mal à insuffler du rythme à ses mots, que la construction de chaque phrase est une épreuve, que les règles de ponctuations lui échappent le plus souvent (détail amusant : le relecteur, sans doute durement éprouvé par un manuscrit pourtant court, a laissé échapper quelques vraies fautes d'orthographe). On peut considérer qu'adopter un narrateur aussi gentiment candide que Jeanne Mass est une manière habile de faire de ces limites une force. Mais l'argument du cartoon littéraire, employé par le quatrième de couverture dans le but de noyer le poisson, ne peut tout justifier. Tout amateur de cartoon qui se respecte (il se trouve que vous en avez un devant vous) sait que le genre, pour délirant qu'il soit à l'écran, n'accepte guère l'approximation et repose sur un style et une techniques de haut niveau. Il y a un réel talent dans Je m'appelle Jeanne Mass, mais on demeure assez loin d'un tel niveau d'exigence ; l'imagination et les bons mots ne masquent pas complètement les faiblesses et, même, le sentiment de facilité qui se dégage de l'ensemble. Sans doute le parti-pris initial biaisait-il tout : l'objet pop, par définition, l'est malgré lui. Il est réalisé en totale perméabilité avec l'époque, est adopté par elle, mais il n'est pas conçu pour en être un à la base. A trop vouloir créer une oeuvre pop, Lélu s'est de toute évidence un peu pris les pieds dans le tapis de ses limites artistiques, oubliant au passage ce que certaines critiques assassines se sont chargées de lui rappeler : l'époque ne lui a rien demandé et ne veut pas particulièrement de lui. C'est dommage, car Je m'appelle Jeanne Mass est loin d'être un aussi mauvais livre que certains, s'offusquant de peu, ont bien voulu le dire.
Je m'appelle Jeanne Mass, de Thomas Lélu (2005)
En vieillissant, je me fais de plus en plus régulièrement cette réflexion que ce sont souvent les livres dont on ne sait trop quoi penser qui sont les plus intéressants. Ceux qui laissent une marge d'appréciation, de perception voire de projection. Ceux qui ne nous disent pas quoi penser et comment le penser. Me voilà servi : dès la première page du premier roman de Thomas Lélu, Je m'appelle Jeanne Mass, on nage en pleine perplexité, dans cette zone limite où la nullité effleure le génie et où le kitsch prétend être une forme supérieure de l'expression artistique. Suite logique de la curiosité éveillée par la couverture colorée, le titre (coloré aussi, à sa manière) ou la réputation d'ouvrage culte qu'il se trimballe, pour sa part largement coloriée par les soins d'une certaine frange particulièrement snobinarde du public.
On sait d'autant moins quoi en penser qu'à lire ce qui s'est écrit ici ou là, on a quand même a désagréable impression que personne n'a aimé ce bouquin, et qu'il s'est fait flingué un nombre incalculable de fois pour seule cause de différence, parce que n'obéissant à aucune norme, aucune règle - ne rentrant dans aucune case. C'est un fait : Thomas Lélu a écrit un roman pour le moins singulier, d'une incontesable originalité ; sur ce point au moins, Je m'appelle Jeanne Mass est une réussite. Rien que son pitch est réjouissant, histoire d'un videur de boite de nuit (Jeanne Mass) suspecté à tort du meurtre de son patron, lequel a en réalité été perpétré par une paire d'ours roses. Burlesque, quand tu nous tiens : on avale les premières pages dans un mélange de jouissance et de consternation. L'univers est naïf et exquis, le narrateur invraissemblable, qui croise des filles ressemblant à des abats-jours et disserte sur la Bretagne sur un mode tragi-comique. Le tout est rocambolesque, totalement imprévisible, on ne va certes nulle part, mais on y va de bon cœur.
Le problème, c'est que Je m'appelle Jeanne Mass souffre d'un défaut crucial et incurable, qui le plombe dès les premières pages et qui ne se dilue jamais : c'est un livre très mal écrit. Non pas tant à cause du style, régressif et prétendant exploser les normes langagières. Au contraire, ces trouvailles-ci sont plutôt plaisantes, même si Lélu abuse sans doute un peu de certains gimmicks. Non, le livre est mal écrit au sens où il est vraiment (et involontairement) mal écrit. L'auteur a beau multiplié les effets de manches, les digressions et les one-liners pour tenter de cacher la misère, il est assez évident qu'il a bien du mal à insuffler du rythme à ses mots, que la construction de chaque phrase est une épreuve, que les règles de ponctuations lui échappent le plus souvent (détail amusant : le relecteur, sans doute durement éprouvé par un manuscrit pourtant court, a laissé échapper quelques vraies fautes d'orthographe). On peut considérer qu'adopter un narrateur aussi gentiment candide que Jeanne Mass est une manière habile de faire de ces limites une force. Mais l'argument du cartoon littéraire, employé par le quatrième de couverture dans le but de noyer le poisson, ne peut tout justifier. Tout amateur de cartoon qui se respecte (il se trouve que vous en avez un devant vous) sait que le genre, pour délirant qu'il soit à l'écran, n'accepte guère l'approximation et repose sur un style et une techniques de haut niveau. Il y a un réel talent dans Je m'appelle Jeanne Mass, mais on demeure assez loin d'un tel niveau d'exigence ; l'imagination et les bons mots ne masquent pas complètement les faiblesses et, même, le sentiment de facilité qui se dégage de l'ensemble. Sans doute le parti-pris initial biaisait-il tout : l'objet pop, par définition, l'est malgré lui. Il est réalisé en totale perméabilité avec l'époque, est adopté par elle, mais il n'est pas conçu pour en être un à la base. A trop vouloir créer une oeuvre pop, Lélu s'est de toute évidence un peu pris les pieds dans le tapis de ses limites artistiques, oubliant au passage ce que certaines critiques assassines se sont chargées de lui rappeler : l'époque ne lui a rien demandé et ne veut pas particulièrement de lui. C'est dommage, car Je m'appelle Jeanne Mass est loin d'être un aussi mauvais livre que certains, s'offusquant de peu, ont bien voulu le dire.
Je m'appelle Jeanne Mass, de Thomas Lélu (2005)
Très bon article.
RépondreSupprimerJe pense que je n'aimerais pas lire le livre, mais l'article, oui, très intéressant (et juste, concernant les "objets pop").
BBB.
Merci...
RépondreSupprimerCela ne fait pas envie. Le livre, pas l'article ;)
RépondreSupprimerAh non ? :-)
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