Il n'y a pas à dire, chroniqueur est un job difficile. On a beau avoir des lettres (si, si), des références (je vous assure) et même une certaine expérience (qui en douterait ?), il arrive malgré tout que l'on sèche. La plupart du temps, d'accord, cela se passe bien, c'est presque automatique : on lit, on comprend, on réfléchit, on écrit. Trop fastoche. Et puis un matin alors que rien ne nous y préparait, que l'on s'apprêtait encore à pester en écoutant le journal ou à conduire les enfants à l'école, on tombe sur Or Not to Be, du toujours excellent Fabrice Colin. On le lit, vite. On le dévore sur la fin. Et puis l'on commence à écrire et là, les choses se corsent considérablement - on n'arrive plus à écrire autre chose que Waouh. Putain. C'est génial. Et toutes nos lettres et toutes nos références, et cette expérience dont on se gargarisait trois-cent-soixante-cinq pages plus tôt... tout ça n'est plus rien, ne sert plus à rien. Balayé par un roman exceptionnel dans tous les sens que ce terme puisse recouvrir. Et aussi sensationnel. Et aussi monumental. Qui plonge le pauvre chroniqueur dans une longue plage de cette angoisse du vide qualitatif chère à notre ami Guic', lorsque vous commencez à écrire et que vous vous apercevez que vous multipliez les adjectifs insensés pour masquer votre incapacité totale à penser autre chose que Waouh. Putain. C'est génial.
En y réfléchissant bien, il y a certes quelques points d'accroche non-négligeables. Déjà, il y a Shakespeare, partout, tout le temps, puisque le personnage central d'Or Not to Be en est fan jusqu'à la schizophrénie. Il sort d'un asile poisseux et anxiogène au possible, souffre d'amnésie, est à moitié impuissant et, faute d'avoir quelque chose dont il pourrait se rappeler, s'invente un passé, pour ne pas dire qu'il se romance lui-même, comme les critiques de la citations ci-dessus comblent les vides biographiques du dramaturge. Il s'appelle Vitus, ou Amleth. Ou peut-être Puck. A moins qu'il ne se nomme tout simplement William. Le jeune homme est lancé dans une quête de lui-même qui ressemble au moins autant à une fuite, cherchant le Shakespeare en lui plutôt qu'une identité depuis longtemps dissoute et qui, de toute évidence, ne l'intéresse guère.
De son incapacité totale à distinguer la réalité de la fiction, et la fiction de l'hallucination, naît un récit étrange, à l'onirisme dérangeant et à la narration éclatée... démantibulée, même, dont les pièces se mettent progressivement en place dans une atmosphère pesante, embrumée, effrayante sans trop que l'on sache pourquoi. Ce qui constitue, somme toute, les ingrédients idéaux pour composer un formidable roman fantastique à l'ancienne, c'est-à-dire au sens classique du terme ; sans bestiaire caricatural, sans volonté affirmée de créer la peur, dont l'once de surnaturelle n'est injectée que pour préserver les ambigüités. Shakespeare a beau servir de toile de fond à l'ensemble, Colin chasse plus volontiers sur les terres d'un Gautier et d'un Nerval : écriture suggestive, élans poétiques, importance accordée aux symboles, et dimension allégorique latente. On parle souvent de passion dévorante : en voici un, ce Vitus, que sa passion a littéralement ingurgité, absorbé qu'il est par le fantôme de l'auteur du Songe d'une nuit d'été, hanté par Pan, possédé par cet univers tout entier. Le résultat pourrait être hermétique, d'autant que l'auteur ne fait rien pour que son roman ait l'air d'autre chose que d'une d'œuvre radicale. Il est finalement relativement abrupte, mais pas si inaccessible que cela. Écrit avec fluidité, remarquablement rythmé, il se lit même très facilement, tant pis si l'on n'est pas forcément certain de toujours tout comprendre - c'est très certainement l'un de ses buts. L'ambigüité, encore. N'est-elle pas le nœud des meilleurs récits ? Qu'importe dès lors que l'on finisse, inévitablement, un peu assommé par la puissance du texte et sa densité à la limite du trop-plein. Qu'importe, puisque l'on finit quand même par se dire, le souffle court : Waouh. Putain. C'est génial. Puisque c'est vrai, où est le problème ?
👑 Or Not to Be
Fabrice Colin | L'Atalante, 2002
Coucou Thomas,
RépondreSupprimer"Waouh, putain, c'est génial" ?
Ca me suffit (vu tes références)...
J'achète !
Excellent livre, lu par hasard il y a quelques années. J'avais un peu l'impression d'être seule à le connaître, parfois, j'ai rarement lu des articles dessus. H.
RépondreSupprimerA force d'entendre du bien de Fabrice Colin, il faudra bien que je m'y mette. Je suis presque convaincue car j'avoue que je ne m'attendais pas à de telles dithyrambes de la part d'un lecteur aussi exigeant que toi :)
RépondreSupprimerIng >>> ;-)
RépondreSupprimerHV >>> effectivement, je n'en avais jamais entendu parler.
Lil' >>> quelque part j'en suis le premier étonné ; tous les livres de Colin que j'ai pu lire étaient assez réussis, voire très bons, mais je ne m'attendais tout de même pas à tomber sur quelque chose d'aussi magistral que cet Or Not to Be...
heu, si c'est " Waouh. Putain. C'est génial.", qu'est-ce que tu vas bien pouvoir écrire quand tu chroniqueras les sonnets de shakespeare?^^
RépondreSupprimerWoupiiiiiitain d'sa race ça déchire sa mère :-)
RépondreSupprimerça se tient (mais, sûr que tu peux mieux faire^^, et puis maintenant que tu l'as dit, tu ne peux te répéter, question de standing, donc va te falloir trouver encore autre chose d'au moins aussi....heu, ébouriffant?)
RépondreSupprimerJ'en ai un encore meilleur, mais je le garde pour une grande occasion :-)
RépondreSupprimerColin est vraiment, selon moi, un des meilleurs auteurs français d'aujourd'hui, à l'aise dans tous les registres auxquels il s'attaque. Content de le voir encensé ici.
RépondreSupprimerSi tu ne l'as pas lu, je te recommande particulièrement "Dreamericana", presque aussi bon, dans un autre genre.
Du fantastique "à l'ancienne" ? Me fait envie, tiens ;)
RépondreSupprimerBloom >>> justement j'ai Dreamericana qui traîne quelque part chez moi. Je m'y colle dès que je me sors d'Endymion (argh)
RépondreSupprimerDahu >>> je t'imagine bavant et tout...