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Il y a des gens comme ça, pas beaucoup mais quelques uns, c’est un plaisir de les interviewer. On y va pour le travail évidemment, par intérêt pour ce qu’ils font bien entendu, mais on y va le cœur léger parce qu’on sait que ce sera facile, que le résultat coulera tout seul et qu’on n’aura pas à se prendre la tête pendant deux jours pour essayer de reformuler dans un français correct une demi-douzaine de banalités. Pierre Mikaïloff est de ceux-là, et la précision n’est sans doute pas inutile tant, par définition, un Meeting… Mikaïloff nous verra parler d’à peu près tout le monde sauf dudit Mikaïloff. On s’installe confortablement, on allume l’enregistreur, on pose la première question… et lorsque l’on relève la tête cinquante minutes plus tard, l’entretien s’est achevé sans même qu’on ait vraiment réalisé qu’il avait commencé. Être interviewé, c’est aussi un art.
L’auteur de Cherchez le garçon, biographe de Bashung, de Noir Désir et de tant d’autres, publie ces temps-ci un livre sur Jacno, « inconnu célèbre » pour "Rectangle", bien sûr, qui illustra durant des années la pub Nesquik, pour "Amoureux solitaire" évidemment, le plus grand succès de Lio, ou encore pour le générique de Platine 45, sans jamais vraiment connaître le succès en tant que lui-même. L’expression exacte étant plutôt participe à ce Jacno, l’Amoureux solitaire, puisqu’il s’agit d’un ouvrage collectif dans lequel trois plumes différentes mais également inspirées se mettent au service du parcours cahoteux de Denis Quilliard (de son vrai nom) : « Outre un mot de Daho et une très belle préface de Higelin, qui nous a écrit un magnifique poème – une vraie ode à Jacno, il y a Jean-Éric Perrin, ancien journaliste de Best ou de Rock’n'Folk, dans lequel il avait fondé la rubrique Frenchy But Chic – qui présentait tous les groupes français émergents – et a depuis écrit vingt-cinq ou trente livres sur la musique… et puis Stéphane Loisy, directeur de collection au Rocher et chez Alphée, qui était lui aussi ami de Jacno. On a chacun pris une période de sa vie, Jean-Éric s’est plutôt focalisé sur la période punk avec Stinky Toys, moi sur la période 80/90 (Elli & Jacno et puis Jacno en solo). Quant à Stéphane il raconte les dernières années et anticipe l’après-Jacno, c’est-à-dire ce qu’il va probablement devenir à présent que des tas de musiciens se réclament de son héritage. En ce moment je ne peux pas lire une chronique d’un nouveau groupe ou d’un nouveau duo sans que l’on y écrive à la manière d’Elli & Jacno ou à la manière de Jacno1… donc je pense qu’il va accéder petit à petit à la reconnaissance qui lui a désespérément échappé durant toute sa vie »
C’est l’étrange beauté de la chose : durant plus de trente ans, Jacno a campé bien malgré lui sur une invisible ligne médiane entre l’underground et le mainstream, la pop et la variété, le statut iconique d’un Christophe ou d’un Bashung et le rôle du chanteur populaire mais prisé des intellectuels, à la Daho. Jusque dans sa mort même, dont on parla beaucoup et peu, plus que prévu peut-être – tellement moins bien cependant. « C’est le mystère Jacno, et pour l’élucider il faut peut-être aller un peu voir en cuisine ce qui se passe, niveau business. Il a principalement travaillé avec des labels indépendants, ce qui signifie enregistrer la plupart du temps avec des moyens dérisoires, ce qui signifie se débrouiller pour monter des plans, des co-productions avec des studios… bref voilà, il a jamais bénéficié d’une exposition médiatique maximale, il a jamais eu de campagne de promo… on n’a jamais vraiment travaillé ses disques comme on peut travailler ceux d’artistes signés sur des majors. Et puis ce n’était pas un animal de scène, il en a fait très peu et ne pouvait donc pas avoir un public par ce biais comme ce fut le cas pour un Thiéfaine ou un Higelin. Restaient les disques, mais un disque qui ne passe pas en radio c’est un disque qui se vend à mille exemplaires et reste réservés à quelques happy few. Alors dans le business, plein de gens l’aimaient – ou disaient l’aimer – mais personne faisait grand-chose pour lui. » La manière dont Pierre a fait sa connaissance peut d’ailleurs être vue, en quelque sorte, comme un cas d’école : « A l’origine on se rencontre pour travailler ensemble : on doit partir en tournée, on fait un super cocktail avec son producteur qui nous fait rêver en nous parlant d’un minibus qui doit partir en janvier pour trente-cinq dates… et comme à chaque fois avec Jacno, le château de cartes s’écroule au bout de quelques jours. Je l’écris dans le bouquin… : ce jour-là j’ai perdu un employeur mais j’ai gagné un ami. »
Jacno, « l’inconnu célèbre », ou peut-être devrait-on dire « l’étranger familier ». Moi-même je m’étonne, en en discutant avec Pierre Mikaïloff, de savoir autant de choses à son sujet en en ayant paradoxalement lu si peu, en ne l’ayant quasiment jamais vu à la télévision (où il n’était que très rarement invité) et en ne me rappelant même pas d’interviews à la sortie de ses disques, sur un rythme il est vrai sporadique. D’une certaine manière, tout ce que je peux connaître de Jacno m’est parvenu par la bande, en creux au travers de ce qu’en disaient les autres – puisque l’étranger familier a travaillé quasiment avec la terre entière 2. Il est vrai aussi que les deux albums d’Elli & Jacno, Tout va sauter (1980) 3 et surtout le chef-d’œuvre Boomerang (1982), ses "Oh là là" et ses "Roulette Russe"… ont bercé mon enfance, brouillant encore un peu plus dans ma tête l’image de l’artiste. Car si mes parents, pas franchement tournés vers l’underground, avaient ce genre de disque à la maison… c’est qu’il ne pouvait donc être si méconnu que cela. « Dans les années 80 j’étais complètement fan d’Elli & Jacno, c’était pour moi l’un des trucs les plus importants en France à l’époque, une référence classieuse. Autant je pouvais être déçu par pas mal d’albums français que j’achetais, parce qu’ils étaient mal produits ou que les chansons n’étaient pas terribles, autant Elli & Jacno ils étaient intouchables. Ne serait-ce que leur look… tu voyais une photo d’Elli & Jacno, ça tuait, quoi. Ça laissait tout le monde sur le carreau. Et en effet, ça passait en radio, ça passait en télé… ça faisait partie de l’air du temps, ce qu’on pourrait appeler la couleur des années 80. Et puis ils ont fait la BO du film d’Eric Rohmer, Les Nuits de la Pleine Lune, qui a plutôt bien marché… ils incarnaient une sorte de branché populaire, ou de branché tourné vers le grand-public. » La place qu’occupera plus tard Daho, en somme. « Il y a une vraie filiation, oui. Daho les rencontre lorsqu’il est encore étudiant et fait jouer les Stinky Toys à Rennes, en 78. Quelques mois plus tard Jacno écoute les maquettes de Daho et cela va l’amener à produire son premier album, Mythomane [en 1981]. Et en même temps Elli & Jacno, malgré tout, ça n’a pas marché autant que ç’aurait dû. Je pense à cause d’un côté… séditieux, qui dérangeait le grand public. Ça pouvait avoir les apparences rassurantes de la variété mais quand tu prends les textes d’Elli, il y a toujours un côté désespéré, assez sombre, on va parler de suicide, d’amours défuntes… et je crois que cet aspect-là était sans doute de trop pour qu’ils aient un succès massif. » Ce même succès de masse qu’Elli sut saisir quelques années plus tard sur son premier album solo (Bom Bom) et avec le sempiternel (mais délicieux et imparable) "Toi mon toit". « Elle a su surfer sur l’ère du temps, assimiler plein d’influences très porteuses à l’époque, le côté world, le côté très dansant… Jacno a toujours été très attentif à ce qu’elle faisait, très respectueux. »
Pop à défaut d’être populaire, précurseur à défaut d’être complètement visionnaire à l’époque de Rectangle (où il sera « le premier à faire de la musique électronique de manière populaire, en se démarquant du côté hippie un peu ringard que pouvaient avoir des gens comme Jean-Michel Jarre ou Space, en arrivant avec cette classe issue du punk et du rock’n'roll »), Jacno conserve cependant quelque chose d’insaisissable. Toujours ce sentiment de savoir sans connaître, indissociable de son évocation pour quiconque, précisément, n’a jamais eu l’occasion de le côtoyer. On pourrait en parler pendant des heures avec Pierre, qui sur ce sujet comme sur tout ce qui le passionne se révèle intarissable, en ami dévoué frappé d’admiration sincère (à moins que ce ne soit l’inverse). Mais ce ne serait pas nécessairement rendre service à un livre qui mérite le détour, tant pour ses textes que pour la qualité de son iconographie, ni biographie ni beau livre, ni témoignage pathos à la « notre ami trop tôt disparu » ni ouvrage documentaire formel… objet musicalo-littéraire non identifié collant somme toute à merveille avec le foisonnement artistique de son héros-sujet. Alors on préfèrera terminer sur deux questions, simples et compliquées à la fois, avant de laisser Pierre Mikaïloff retourner à la relecture de son dictionnaire des années 80 4 : quels sont les traits dominants chez Jacno et chez Denis Quilliard, musicalement et humainement ? Silence pensif. Puis : « En fait Jacno il a toujours fait la même chose, quelles qu’aient été les époques et les étiquettes qu’on a pu lui coller. Il apparaît parfois mystérieux aux gens, et sans doute l’était-il par certains côtés mais c’est avant tout un songwriter, un fan de chansons qui a toujours cherché des mélodies, que ce soit sur son piano ou sa guitare. Il y a une logique, dans son œuvre : quand on écoute les premières chansons des Stinky Toys c’est peut-être pas encore parfait, c’est peut-être encore en devenir mais tout est déjà là, on peut deviner ce que sera plus tard Jacno. Ce qu’il faut dire aussi c’est que, grand mélodiste, il est devenu au fil du temps un grand parolier, avec un univers très personnel. Quant au trait de caractère… je dirais son incroyable gentillesse. C’est peut-être la seule personne que je connaisse qui n’était pas capable de faire du mal à quelqu’un. C’est pas parce qu’il a disparu que je dis ça, hein… c’est vrai : c’était une personne qui n’était pas négative. Quand quelqu’un le décevait il passait à autre chose et il oubliait, il n’était jamais dans la rancœur ni dans la haine. C’était pas quelqu’un qui était venu sur terre pour emmerder les gens, juste pour faire de la musique. Et ça se sent dans certains de ses textes, où on a l’impression qu’il est un peu paumé dans ce monde. Dans Je viens d’Ailleurs il le chante : Je viens d’Ailleurs et je n’ai qu’une envie c’est d’y retourner, et c’était un peu ça, Jacno : quelqu’un qui était perdu dans cet univers qu’il ne comprenait pas, et qui se demandait un peu ce qu’il faisait là. »
Jacno, l’Amoureux solitaire, avec Jean-Eric Perrin et Stéphane Loisy (Carpentier, 2011)
1. Vous imaginez le choc : Pierre est donc en train de nous dire qu’il ne lit jamais nos chroniques.
2. Outre Daho et Higelin, il faudra encore citer le sublime premier album solo de Darc, Sous influence divine, qu’il produit et co-signe en 1987.
3. D’ailleurs réédité ces temps-ci.
4. Cosigné avec Carole Brianchon et sous la direction de Gilles Verlant, à paraître chez Larousse en octobre.
Crédits photographiques : Céline Guillerm (1), Editions Carpentier (2), Vogue (3) et Warner (4)
Il y a des gens comme ça, pas beaucoup mais quelques uns, c’est un plaisir de les interviewer. On y va pour le travail évidemment, par intérêt pour ce qu’ils font bien entendu, mais on y va le cœur léger parce qu’on sait que ce sera facile, que le résultat coulera tout seul et qu’on n’aura pas à se prendre la tête pendant deux jours pour essayer de reformuler dans un français correct une demi-douzaine de banalités. Pierre Mikaïloff est de ceux-là, et la précision n’est sans doute pas inutile tant, par définition, un Meeting… Mikaïloff nous verra parler d’à peu près tout le monde sauf dudit Mikaïloff. On s’installe confortablement, on allume l’enregistreur, on pose la première question… et lorsque l’on relève la tête cinquante minutes plus tard, l’entretien s’est achevé sans même qu’on ait vraiment réalisé qu’il avait commencé. Être interviewé, c’est aussi un art.
L’auteur de Cherchez le garçon, biographe de Bashung, de Noir Désir et de tant d’autres, publie ces temps-ci un livre sur Jacno, « inconnu célèbre » pour "Rectangle", bien sûr, qui illustra durant des années la pub Nesquik, pour "Amoureux solitaire" évidemment, le plus grand succès de Lio, ou encore pour le générique de Platine 45, sans jamais vraiment connaître le succès en tant que lui-même. L’expression exacte étant plutôt participe à ce Jacno, l’Amoureux solitaire, puisqu’il s’agit d’un ouvrage collectif dans lequel trois plumes différentes mais également inspirées se mettent au service du parcours cahoteux de Denis Quilliard (de son vrai nom) : « Outre un mot de Daho et une très belle préface de Higelin, qui nous a écrit un magnifique poème – une vraie ode à Jacno, il y a Jean-Éric Perrin, ancien journaliste de Best ou de Rock’n'Folk, dans lequel il avait fondé la rubrique Frenchy But Chic – qui présentait tous les groupes français émergents – et a depuis écrit vingt-cinq ou trente livres sur la musique… et puis Stéphane Loisy, directeur de collection au Rocher et chez Alphée, qui était lui aussi ami de Jacno. On a chacun pris une période de sa vie, Jean-Éric s’est plutôt focalisé sur la période punk avec Stinky Toys, moi sur la période 80/90 (Elli & Jacno et puis Jacno en solo). Quant à Stéphane il raconte les dernières années et anticipe l’après-Jacno, c’est-à-dire ce qu’il va probablement devenir à présent que des tas de musiciens se réclament de son héritage. En ce moment je ne peux pas lire une chronique d’un nouveau groupe ou d’un nouveau duo sans que l’on y écrive à la manière d’Elli & Jacno ou à la manière de Jacno1… donc je pense qu’il va accéder petit à petit à la reconnaissance qui lui a désespérément échappé durant toute sa vie »
C’est l’étrange beauté de la chose : durant plus de trente ans, Jacno a campé bien malgré lui sur une invisible ligne médiane entre l’underground et le mainstream, la pop et la variété, le statut iconique d’un Christophe ou d’un Bashung et le rôle du chanteur populaire mais prisé des intellectuels, à la Daho. Jusque dans sa mort même, dont on parla beaucoup et peu, plus que prévu peut-être – tellement moins bien cependant. « C’est le mystère Jacno, et pour l’élucider il faut peut-être aller un peu voir en cuisine ce qui se passe, niveau business. Il a principalement travaillé avec des labels indépendants, ce qui signifie enregistrer la plupart du temps avec des moyens dérisoires, ce qui signifie se débrouiller pour monter des plans, des co-productions avec des studios… bref voilà, il a jamais bénéficié d’une exposition médiatique maximale, il a jamais eu de campagne de promo… on n’a jamais vraiment travaillé ses disques comme on peut travailler ceux d’artistes signés sur des majors. Et puis ce n’était pas un animal de scène, il en a fait très peu et ne pouvait donc pas avoir un public par ce biais comme ce fut le cas pour un Thiéfaine ou un Higelin. Restaient les disques, mais un disque qui ne passe pas en radio c’est un disque qui se vend à mille exemplaires et reste réservés à quelques happy few. Alors dans le business, plein de gens l’aimaient – ou disaient l’aimer – mais personne faisait grand-chose pour lui. » La manière dont Pierre a fait sa connaissance peut d’ailleurs être vue, en quelque sorte, comme un cas d’école : « A l’origine on se rencontre pour travailler ensemble : on doit partir en tournée, on fait un super cocktail avec son producteur qui nous fait rêver en nous parlant d’un minibus qui doit partir en janvier pour trente-cinq dates… et comme à chaque fois avec Jacno, le château de cartes s’écroule au bout de quelques jours. Je l’écris dans le bouquin… : ce jour-là j’ai perdu un employeur mais j’ai gagné un ami. »
Jacno, « l’inconnu célèbre », ou peut-être devrait-on dire « l’étranger familier ». Moi-même je m’étonne, en en discutant avec Pierre Mikaïloff, de savoir autant de choses à son sujet en en ayant paradoxalement lu si peu, en ne l’ayant quasiment jamais vu à la télévision (où il n’était que très rarement invité) et en ne me rappelant même pas d’interviews à la sortie de ses disques, sur un rythme il est vrai sporadique. D’une certaine manière, tout ce que je peux connaître de Jacno m’est parvenu par la bande, en creux au travers de ce qu’en disaient les autres – puisque l’étranger familier a travaillé quasiment avec la terre entière 2. Il est vrai aussi que les deux albums d’Elli & Jacno, Tout va sauter (1980) 3 et surtout le chef-d’œuvre Boomerang (1982), ses "Oh là là" et ses "Roulette Russe"… ont bercé mon enfance, brouillant encore un peu plus dans ma tête l’image de l’artiste. Car si mes parents, pas franchement tournés vers l’underground, avaient ce genre de disque à la maison… c’est qu’il ne pouvait donc être si méconnu que cela. « Dans les années 80 j’étais complètement fan d’Elli & Jacno, c’était pour moi l’un des trucs les plus importants en France à l’époque, une référence classieuse. Autant je pouvais être déçu par pas mal d’albums français que j’achetais, parce qu’ils étaient mal produits ou que les chansons n’étaient pas terribles, autant Elli & Jacno ils étaient intouchables. Ne serait-ce que leur look… tu voyais une photo d’Elli & Jacno, ça tuait, quoi. Ça laissait tout le monde sur le carreau. Et en effet, ça passait en radio, ça passait en télé… ça faisait partie de l’air du temps, ce qu’on pourrait appeler la couleur des années 80. Et puis ils ont fait la BO du film d’Eric Rohmer, Les Nuits de la Pleine Lune, qui a plutôt bien marché… ils incarnaient une sorte de branché populaire, ou de branché tourné vers le grand-public. » La place qu’occupera plus tard Daho, en somme. « Il y a une vraie filiation, oui. Daho les rencontre lorsqu’il est encore étudiant et fait jouer les Stinky Toys à Rennes, en 78. Quelques mois plus tard Jacno écoute les maquettes de Daho et cela va l’amener à produire son premier album, Mythomane [en 1981]. Et en même temps Elli & Jacno, malgré tout, ça n’a pas marché autant que ç’aurait dû. Je pense à cause d’un côté… séditieux, qui dérangeait le grand public. Ça pouvait avoir les apparences rassurantes de la variété mais quand tu prends les textes d’Elli, il y a toujours un côté désespéré, assez sombre, on va parler de suicide, d’amours défuntes… et je crois que cet aspect-là était sans doute de trop pour qu’ils aient un succès massif. » Ce même succès de masse qu’Elli sut saisir quelques années plus tard sur son premier album solo (Bom Bom) et avec le sempiternel (mais délicieux et imparable) "Toi mon toit". « Elle a su surfer sur l’ère du temps, assimiler plein d’influences très porteuses à l’époque, le côté world, le côté très dansant… Jacno a toujours été très attentif à ce qu’elle faisait, très respectueux. »
Pop à défaut d’être populaire, précurseur à défaut d’être complètement visionnaire à l’époque de Rectangle (où il sera « le premier à faire de la musique électronique de manière populaire, en se démarquant du côté hippie un peu ringard que pouvaient avoir des gens comme Jean-Michel Jarre ou Space, en arrivant avec cette classe issue du punk et du rock’n'roll »), Jacno conserve cependant quelque chose d’insaisissable. Toujours ce sentiment de savoir sans connaître, indissociable de son évocation pour quiconque, précisément, n’a jamais eu l’occasion de le côtoyer. On pourrait en parler pendant des heures avec Pierre, qui sur ce sujet comme sur tout ce qui le passionne se révèle intarissable, en ami dévoué frappé d’admiration sincère (à moins que ce ne soit l’inverse). Mais ce ne serait pas nécessairement rendre service à un livre qui mérite le détour, tant pour ses textes que pour la qualité de son iconographie, ni biographie ni beau livre, ni témoignage pathos à la « notre ami trop tôt disparu » ni ouvrage documentaire formel… objet musicalo-littéraire non identifié collant somme toute à merveille avec le foisonnement artistique de son héros-sujet. Alors on préfèrera terminer sur deux questions, simples et compliquées à la fois, avant de laisser Pierre Mikaïloff retourner à la relecture de son dictionnaire des années 80 4 : quels sont les traits dominants chez Jacno et chez Denis Quilliard, musicalement et humainement ? Silence pensif. Puis : « En fait Jacno il a toujours fait la même chose, quelles qu’aient été les époques et les étiquettes qu’on a pu lui coller. Il apparaît parfois mystérieux aux gens, et sans doute l’était-il par certains côtés mais c’est avant tout un songwriter, un fan de chansons qui a toujours cherché des mélodies, que ce soit sur son piano ou sa guitare. Il y a une logique, dans son œuvre : quand on écoute les premières chansons des Stinky Toys c’est peut-être pas encore parfait, c’est peut-être encore en devenir mais tout est déjà là, on peut deviner ce que sera plus tard Jacno. Ce qu’il faut dire aussi c’est que, grand mélodiste, il est devenu au fil du temps un grand parolier, avec un univers très personnel. Quant au trait de caractère… je dirais son incroyable gentillesse. C’est peut-être la seule personne que je connaisse qui n’était pas capable de faire du mal à quelqu’un. C’est pas parce qu’il a disparu que je dis ça, hein… c’est vrai : c’était une personne qui n’était pas négative. Quand quelqu’un le décevait il passait à autre chose et il oubliait, il n’était jamais dans la rancœur ni dans la haine. C’était pas quelqu’un qui était venu sur terre pour emmerder les gens, juste pour faire de la musique. Et ça se sent dans certains de ses textes, où on a l’impression qu’il est un peu paumé dans ce monde. Dans Je viens d’Ailleurs il le chante : Je viens d’Ailleurs et je n’ai qu’une envie c’est d’y retourner, et c’était un peu ça, Jacno : quelqu’un qui était perdu dans cet univers qu’il ne comprenait pas, et qui se demandait un peu ce qu’il faisait là. »
Jacno, l’Amoureux solitaire, avec Jean-Eric Perrin et Stéphane Loisy (Carpentier, 2011)
1. Vous imaginez le choc : Pierre est donc en train de nous dire qu’il ne lit jamais nos chroniques.
2. Outre Daho et Higelin, il faudra encore citer le sublime premier album solo de Darc, Sous influence divine, qu’il produit et co-signe en 1987.
3. D’ailleurs réédité ces temps-ci.
4. Cosigné avec Carole Brianchon et sous la direction de Gilles Verlant, à paraître chez Larousse en octobre.
Crédits photographiques : Céline Guillerm (1), Editions Carpentier (2), Vogue (3) et Warner (4)