[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - Hors-série N°7]
Celui-ci franchement, j'aurais préféré m'abstenir. Ne pas avoir à le faire. Peut-être parce qu'il touche aux limites de l'exercice, des limites que je ne puis m'empêcher de considérer avec une certaine forme de regret à présent que cinq longues années se sont écoulées depuis le premier numéro de Mes disques à moi (et rien qu'à moi). Pensez donc ! Une liste composée fin 2005 ! Il y avait tant d'excellents groupes que je ne connaissais pas en 2005. Tant d'artistes oubliés redécouverts depuis. Joy Division était tout à fait méconnu du grand public. On pensait naïvement qu'il n'y aurait jamais plus de quatre American Recordings. Et surtout... Mark Linkous était en vie. Il n'est certes pas le seul artiste, parmi ces 100 (et un peu plus) artistes à avoir changé ma vie, qui ait passé l'arme à gauche ces dernières années. Mais la mort de celui-ci m'a particulièrement touché et désarmé, peut-être aussi d'une certaine manière parce que je ne sais plus comment en parler à présent. Peut-être encore parce que, foutue ironie, les hasards du calendriers ont fait que quoique je décide pour juillet, un Mes disques à moi ou un 10 Years After, il fallait de toute façon parler de Sparlkehorse (It 's a Wonderful Life est sorti durant l'été 2001...). Aussi plutôt qu'un long article analysant longuement Vivadixiesubmarinetransmissionplot!, ce que j'aurais fait si Linkous... J'ai préféré réutiliser le texte que j'ai publié juste après la mort de cet homme qui était, aussi stupide que puisse paraître ce mot... un de mes héros.
Interlignage, 08 mars 2010
À un moment il faudra bien que cela s’arrête. À un moment il faudra bien qu’ils arrêtent tous de partir les uns après les autres. Parce que là, le monde semble totalement déréglé. Comme s’il était sorti de son orbite. Quoique. Mark « Sparklehorse » Linkous qui se suicide quelques mois après son ami Vic Chesnutt… on pourrait presque y voir une espèce de cohérence absurde, de logique perverse. Un symbole. Mais de quoi ?…
Comme pour Chesnutt, les nécrologues de tout crin, qui ne connaissent rien à la musique ou à tout le moins s’en foutent, ne manqueront pas de rappeler que ce n’est une pas surprise, que Linkous n’était guère un joyeux luron et que tout cela pendait au nez de ses fans. On parlera de son accident de 1996 comme s’il remontait à l’an passé 1. De sa Near Death Experience. De ses dépressions et de sa musique déprimante, car le nécrologue ne connaît pas le concept de catharsis. Ou à tout le moins s’en fout.
On parlera de tout cela, oui oui. Bien sûr. On dira à tort que son dernier album était sorti il y a moins d’un an sous le titre prémonitoire de Dark Night of the Soul 2. On rappellera qu’il tourna avec Radiohead. Collabora avec les plus grands. La nécro prendra des airs de jet-set rock lorsque seront énumérés les noms de Tom Waits, de PJ Harvey, de Daniel Johnston… et ceux bien sûr d’Iggy Pop, de Frank Black ou de David Lynch. Bien évidemment celui de Chesnutt n’apparaîtra pas, car personne n’a jamais rien eu à foutre de l’handicapé dépressif. On imagine avec amertume les discussions que les deux compères pouvaient avoir, sur ce business de la musique qui ne voulait plus d’eux depuis quelques années déjà. Sur la vie, la mort et les meilleures marques de fauteuils roulants. Ou peut-être sur Neil Young, qu’ils adoraient tous les deux, et auquel la voix aiguë et fêlée de Linkous faisait toujours et inévitablement penser. Et à présent, au Paradis, sans doute évoquent-ils en sirotant une pinte les joies du suicide.
Suis-je bête. Les suicidés ne vont pas au Paradis.
La nouvelle est arrivée ce matin [hier] d’un coup. Contrairement à ce qu’écrira le nécroph… pardon : le nécrologue, ce fut une surprise, aussi bien parce que Linkous semblait en pleine effervescence créative que parce qu’on avait appris la semaine dernière que le conflit l’opposant à EMI, et qui l’avait amené à entrer dans l’illégalité en distribuant Dark Night of the Soul gratuitement sur le Net, était en passe de se résoudre. Bien entendu il mettait également la touche finale à un nouvel album de Sparklehorse, mais ça c’était évident pour tout le monde, depuis le temps on a bien remarqué qu’un artiste ne mourait jamais en vacances, qu’il était toujours en train d’achever un travail que les pilleurs de tombe s’empresseraient d’exploiter une fois le cadavre tiède.
La nouvelle est arrivée et l’on a bien sûr ressorti les disques, non sans éprouver une petite culpabilité à l’idée de s’adonner à ce geste un peu stupide, comme si la mort d’un type nous donnait subitement envie de l’écouter. On les a longuement regardé, se demandant lequel on allait se passer et avec lequel on allait pleurer. Difficile de dire qu’on a eu l’embarras du choix : roi du come-back improbable, Linkous s’y connaissait comme nul autre dès lors qu’il s’agissait de disparaître de la scène pendant des années, pour mieux ressurgir là où personne ne l’attendait. Il a peu écrit ; encore moins édité. Chacune de ses publications était de fait un évènement en soi, tout fan sachant qu’il n’aurait pas de dose supplémentaire avant un bail. Au final il reste quoi ? Quatre albums de Sparklehorse, deux EPs. Le Dark Night of the Soul et le split avec Christian Fennesz. Et fermez le ban. Précisons-le, il n’y a quasiment pas de déchet là-dedans, même si pour beaucoup Linkous était tout de même sur le déclin, son association avec le très hype producteur Danger Mouse (alors qu’il était lui-même un producteur et arrangeur de génie) n’ayant jamais été vraiment comprise par une partie du public. Pas grave. De toute façon Linkous n’était pas une rockstar, juste un gars qui faisait ses disques fabuleux dans son coin, sans emmerder personne. Le voir en concert était un privilège. L’avoir en interview, une prouesse.
En plus d’une influence considérable sur la scène rock contemporaine (qui lui doit tant que d’eels en Gorillaz, lister sa progéniture prendrait des heures), il laisse derrière lui quelques unes des plus belles chansons du monde. "Homecoming Queen", bien sûr, premier morceau du premier album, qui donnait le la d’une carrière placée sous le signe de la mélancolie et des destins brisés, avec son premier ver emprunté à Richard III : "A horse, a horse… my kingdom for a horse" . "Gold Day", sublime chasse sur les terres des Beatles. "Hammering the Cramps", tube alternatif surprise de 1995. "All Night Home", l’un des morceaux les plus déchirants des vingt dernières années. "Heart of Darkness", merveille neilyoungienne en diable. Et bien sûr, plus récemment, la sublime "Everytime I’m with You", ballade en apesanteur offerte à la voix agonisante de son ami Jason Lytle.
Sparklehorse en six (magistrales) leçons
Vivadixiesubmarinetransmissionplot (1995). Et subitement, les styles et les genres n’avaient plus aucun sens. Lo/fi, indie-rock, pop, folk… tout ce que la scène indépendante américaine avait produit depuis dix ans se retrouvait concentré sur un album beau à en crever, le seul du reste où Linkous ne semble pas encore totalement étouffé par la mélancolie qui lui collait à la peau. Chef-d’œuvre.
Good Morning Spider (1998). Le plus beau, le plus crépusculaire et le plus formidable des albums de Linkous. Nocturne, torturé, Good Morning Spider fait partie de ces œuvres inusables et indémodables, bénéficiant en plus d’une collection de chansons parfaites d’une production ridiculisant la concurrence pop. Un des plus grands albums des années 90… voire de tous les temps.
It’s a Wonderful Life (2001). Beaucoup plus acoustique, nettement différent des précédents, le troisième album de Sparklehorse fut plus controversé, notamment en raison de la (trop ?) large place accordée aux invités (PJ Harvey et Nina Persson sur deux titres chacune ; Tom Waits sur un ; Dave Fridmann et John Parish à la prod). En pourtant cet ouvrage – acclamé par la critique comme peu de disques cette décennie – n’en demeure pas moins bouleversant, même si (ou parce que) les limbes n’ont jamais semblé aussi proches pour son auteur.
Dreamt for Light Years in the Belly of Mountain (2006). Passé assez inaperçu au moment de sa sortie, carrément mal aimé par beaucoup, le quatrième album de Sparklehorse est pourtant loin d’être aussi mauvais qu’on a bien voulu le dire. Première collaboration de Linkous avec Danger Mouse, il renoue avec l’électricité et la veine lo/fi des débuts, totalement à contre-courant de la production de l’époque. Ce qui dit dans le fond tout de la mue de son auteur en songwriter intemporel.
Dark Night of the Soul (2009). D’intemporalité il est justement ce question sur ce concept-album crépusculaire emmené par David Lynch, Danger Mouse à nouveau pour la production, et Sparklehorse en chef d’orchestre. Intemporalité des thématiques mystiques qu’il développe. Intemporalité, aussi, dans les générations qu’il croise : la jeune garde (un Stroke, un Shin) y côtoie la crème de l’indie-rock des 90’s (Chesnutt, Wayne Coyne, Jason Lytle) plus deux légendes vivantes (Iggy Pop et Black Francis). Le résultat, somptueux, fut l’un des meilleurs disques de l’année [2009].
In the Fishtank 15 (2009). Sorti en toute discrétion fin 2009, l’ultime disque publié par Linkous de son vivant aura été ce split-album avec l’excellent Christian Fennesz. La pop pudique du premier s’agglomère à merveille avec l’électro désolée du second, et si l’album ne serait sans doute pas resté dans les mémoires sans la mort de Linkous, il n’en referme pas moins quelques passages remarquables.
(1) Une overdose d’alcool et d’antidépresseurs l’avait cloué sur place un soir de concert, il avait passé plus de douze heures à écraser ses propres jambes et s’était retrouvé en fauteuil roulant durant six mois.
(2) En fait son dernier disque était un curieux split-album avec Fennesz, pour lequel le buzz fut bien moindre, sans doute faute de casting alléchant.
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Les quelques albums que Linkous a sorti sont si riches qu'on ne peut pas dire que Sparkelhorse me manque. En revanche il ne se passe pas une semaine, voire une journée, sans que je pense à lui. Je m'étais justement réécouté la semaine dernière mon best of perso, bloquant cette fois sur "Spirit Ditch"... Existe t il aujourd'hui un artiste similaire à Linkous? à vrai dire, le déclin de ma passion pour la musique a coincidé avec sa disparition...
RépondreSupprimermerci pour cet article, meme si j'ai la gorge un peu serrée maintenant...
Bonjour Thomas,
RépondreSupprimerJe souscris à tout ce que vient de dire Xavier. Peu d'artistes contemporains pourront espérer une telle carrière dans l'avenir. Ce n'est pas que leur faute, le monde la musique a changé. Mais un tel talent demeure rare.
BBB.
Ma question restait ouverte, peut etre y a t il plein de Linkous aujourd'hui que je ne connais pas. Mais en ce qui me concerne, la place est déjà prise... et je pense aussi qu'allier une telle simplicité et une telle force dans des compositions est un talent rare, voire unique...
RépondreSupprimerTu le sais, c'était aussi un de mes "héros".
RépondreSupprimerPour moi, il y a un avant-Sparklehorse, puis il y a le reste, où tout sera envisagé à l'aune de ce (faux) groupe d'exception.
Bizarrement, j'ai l'impression de n'avoir jamais lu ce très beau texte que tu avais écrit. Peut-être ne lisais-je pas alors Interlignage. En tout cas, si je l'avais lu, je le redécouvre, en dehors de cette triste actualité, et c'est encore mieux. C'est sûrement le plus bel hommage - le plus juste - que j'ai lu depuis la mort de Linkous.
Moi, je n'étais jamais rendue compte de l'aura de Linkous, jusqu'à sa mort, jusqu'à lire ces commentaires de gens, le voyant comme un géant. Je n'avais pas l'impression qu'il était "adulé", de son vivant...
RépondreSupprimerXavier & BBB. >>> je ne suis pas pessimiste de nature, je ne vois donc pas pourquoi ce ne serait pas possible...
RépondreSupprimerSka >>> si, je crois même que tu l'avais commenté à l'époque. Mais merci pour le compliment.
Laiezza >>> il était adulé, bien sûr. Après c'était au niveau de l'underground, mais quand même...
Je n'avais pas lu ce très bel article à l'époque. J'avoue que ma gorge s'est un peu nouée, comme s'il était parti hier.
RépondreSupprimerMerci, bravo, désolé. Il faut dire quoi ? :-/
Euh... rien ?
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