samedi 9 juillet 2011

No Man's Lande

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°49]
L'Ensorcelée - Jules Barbey d'Aurevilly (1854)

Chaque fois ou presque que je croise un prêtre ou un abbé, je pense à lui. Son nom résonne dans ma tête : La Croix-Jugan. Jéhoël de la Croix-Jugan. Aussitôt, je suis parcouru par un frisson. Il a beau ne ressembler à aucun des ecclésiastiques que j'aie pu croiser dans ma vie, c'est comme si au-delà des pages, il avait à ce point souillé sa charge que tous les prêtres, tous les moines me semblent aujourd'hui avoir quelque chose de l'Abbé de la Croix-Jugan. Depuis lui, plus ou moins consciemment, ces gens me font peur.

Des centaines... des milliers de livres que j'ai lus, bien des personnages ont su s'arracher au texte et me fasciner durant des heures/mois/années. De Sherlock Holmes (tout gamin) à Tyrion Lannister (plus récemment) ; de Mink Snopes et Nathan Zuckerman, auxquels j'ai consacrés tant d'années, à Dick Diver ou Emma Bovary, qui me retournèrent plus d'une fois les tripes. Et Durtal, et Joe Christmas. Et Richard III, et n'oublions pas Batman. D'aucun, pourtant, je ne saurais dire ce que je peux dire de Jéhoël de La Croix-Jugan : qu'il habite en moi, d'une manière ou d'une autre.

Il n'est pas le personnage principal de L'Ensorcelée. Pas réellement. Mais il est le roman dont il est issu. Assurément. Il l'est parce qu'il incarne le mystère, le non-dit autant qu'il s'enveloppe d'une fine aura surnaturelle. Il l'est parce que l'énigme qui l'entoure est celle de cette lande évidemment brumeuse, oppressante, qui semble noyer le récit. Il l'est enfin, parce que tout en se révélant être intrinsèquement lié aux problématiques politiques de son époque, il parvient à échapper encore et encore au temps comme à l'espace.

Roman historique dont le lecteur contemporain aura sans doute du mal à mesurer la portée visionnaire (c'est l'un des tous premiers exercices du genre dans sa version moderne), L'Ensorcelée présente un Barbey d'Aurevilly se redécouvrant de Droite, et se lançant à corps perdu dans un délire à la Walter Scott (qu'il vénère à raison). Pour ce qui est selon lui le plus normand de ses livres, L'Ensorcelée offre de sa région natale une vision pour le moins troublante, ténébreuse et évoquant plus souvent les Highlands que le vert bocage. L'atmosphère est empesée, une femme y consume sa santé mentale (Jeanne Le Hardouey, l'ensorcelée du titre - par la Croix-Jugan bien sûr) et un prêtre y exhibe ses cicatrices (au propre comme au figuré), dont on ignore exactement s'il est un être maléfique ou un héros tragique (les deux se rejoignant de toute façon tout à fait dans la figuration de la chute - du héros comme de Lucifer). Arrivé par surprise à vêpres, voici qu'il célèbre une messe impromptue, donc forcément noire (mais tout le génie de Barbey est de le suggérer sans jamais l'écrire ; le symbole la rend noire - non les faits). La seule chose dont on est certain, c'est qu'il est l'oiseau de mauvais augure, celui dont on sait par avance que quiconque croisera sa route lui abandonnera quelque chose de lui-même. Ce sera évidemment le cas de Jeanne. Qui finira noyée dans un lavoir.

De tous les livres dont accoucha le dix-neuvième siècle (il y en a quelques uns, paraît-il), L'Ensorcelée rest sans aucun doute l'un des plus singuliers... des plus fascinants. C'est le chef-d'oeuvre de Barbey d'Aurevilly, le chef-d'oeuvre d'un courant que l'on n'appellerait que bien plus tard la décadence, mais qui déjà chantait l'effritement des hommes et des valeurs, la décrépitude de la société, dans un mélange de détresse et d'ironie. C'est en fait, très probablement, le plus grand livre de la seconde moitié du dix-neuvième. Roman historique balbutiant, stigmates du gothique (ou préfiguration du néo-gothique de la fin du siècle, ce qui revient au même), L'Ensorcelée est comme déchiré par des passions pas du tout flamboyantes et totalement destructrices. Je pourrais en faire des pages, j'en ferai une supplique de deux mots : lisez-le.


Trois autres livres pour découvrir Barbey d'Aurevilly :

Une vieille maîtresse (1851)
Les Diaboliques (1874)
Ce qui ne meurt pas (1883)

18 commentaires:

  1. Bel hommage. Je n'ai rien à ajouter, ce livre est une sombre merveille, dont je n'ai jamais pu me lasser.

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  2. Réussir à caser Batman, bien joué ;)

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  3. J'ai déjà fait plus périlleux ;-)

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  4. Bon, je note, alors : d'Aurevilly + l'intégrale de Batman !

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  5. L'intégrale Batman, ça risque de t'occuper quelques années ;-)

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  6. J'ai un peu honte, je n'ai jamais lu cet auteur.

    C'est bien ?

    BBB.

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  7. Non, vraiment ? Vous plaisantez ?...

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  8. Bien entendu :-) J'ai lu tous les romans de ce grand auteur qu'est Barbey, je m'étonne d'ailleurs des choix étonnants effectués, pour le "trois autres livres".

    BBB.

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  9. P.S. : c'est vraiment l'enfer, pour poster des commentaires, aujourd'hui !

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  10. Ah là là, désolé, c'est vrai que c'est pénible.

    Pour revenir à votre remarque, qu'est-ce qui vous dérange ? Ce qui ne meurt pas ? Barbey n'ayant écrit que sept romans, le choix n'était pas non plus délirant...

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  11. Vous lisez dans mes pensées. Un prête marié, le Chevalier Destouches, et surtout, Une histoire sans nom, m'auraient semblé plus à leur place.

    Enfin, ce sont vos choix bien sûr, et je les respecte. Barbey n'a, de toute façon, rien écrit qui soit médiocre.

    Bonne soirée,

    BBB.

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  12. Allons, Le Chevalier Des Touches, en dépit d'une portée assez révolutionnaire (dans tous les sens du terme) est tout de même assez loin d'être le grand chef-d’œuvre de Barbey. Tout comme Une histoire... Un prêtre marié s'en approche déjà plus, mais que dire ? Je lui préfère Ce qui ne meurt pas, d'une part, et d'autre part dans ces mini-sélections j'apprécie aussi parfois de sortir des choix consensuels (ce qui n'est pas facile avec des auteurs aussi respectés que celui-ci...)

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  13. J'ai un peu honte, je n'ai jamais lu cette auteur.
    ca a l'air bien.

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  14. Il n'y a vraiment pas de honte à avoir, avant de découvrir son auteur favori on ne le connaît jamais, non ? ^^

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  15. en fait, je plaisantait, tout comme BBB... je n'avais vraiment pas honte...
    mais ta réponse est bien vue ;)

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  16. Aaaaah ! Tu me l'as faite trop longtemps après, je n'ai vu pas subtilité :-)

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  17. Un excellent roman, en effet. Pour ma part, plus que l'abbé, c'est la lande de Lessay qui m'a laissé un souvenir très fort. J'imagine des étendues immenses, où l'on se perd facilement, alors que cela ne doit pas représenter une superficie immense. Un très grand livre (et le seul que j'ai lu de Barbey, jusqu'ici. Je vais donc essayer de retenir tes conseils ;-)

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  18. Salut (futur-ex) voisin,

    La lande de Lessay est effectivement d'une taille relativement modeste par apport à ce que l'on imagine en lisant le livre (je dirais une dizaine de km de long, tout au plus). D'ailleurs je parle de Walter Scott car c'est l'influence que Barbey revendique, mais la première chose à laquelle on pense en lisant ces descriptions c'est évidemment au Chien des Baskerville...

    Concernant les autres livres, le revers de la médaille c'est que lorsque l'on a commencé par celui-ci, il y a probablement un risque de déception.

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