samedi 6 août 2011

Rat Girl - Naissance d'une femme

...
"Je m'inquiète vraiment pour toi, elle a ricané.
Je sais, mais je suis invisible, je ne suis personne. Je ne fais pas partie de l'industrie du divertissement, moi, alors tout le monde s'en fout que je me drogue ou non." Ce n'était pas la première fois que je surprenais Betty à me parler comme si je n'étais qu'une version rajeunie d'elle-même. La pauvre n'arrivait donc pas à trouver meilleure projection que moi, mon manque d'ambition et ma personnalité sans éclat ?
"Mais un jour, tu y
seras, dans cette industrie, Krissy. J'essaie juste de te préparer à ce qui va arriver.
[...] Pourquoi finirais-je par appartenir à l'industrie du divertissement ? Je ne suis pas divertissante.
Je te parle de tes rêves, dit-elle doucement.
Mon "rêve", c'est de vivre dans un van."

Dans la préface de cet étonnant petit livre, Kristin Hersh commence par ironiser sur la situation paradoxale dans laquelle il la place, elle qui a toujours revendiqué son statut de storytelleuse, elle qui n'a jamais cédé à la tentation de l'introspection lyrique... elle qui écrivit même que ce n'était pas sa "came de publier des extraits de [son] journal". Elle qui, en ce jour de 2010, s'attèle précisément à reprendre son journal de l'année 1985 pour en faire un livre.

Elle ironise donc, et l'on comprend assez rapidement à la lecture de ce vrai/faux journal que c'est quelque chose qu'elle a toujours très bien su faire. En 1985, la grande songwriteuse, future auteure des immortels "Your Ghost" ou "Deep Wilson", n'est encore qu'un petit bout de femme à la carrière balbutiante (le premier LP des Throwing Muses ne paraîtra que l'année suivante), férue de livres de sciences et à la personnalité encore en cours de fondation, mais elle porte déjà ce regard tendrement ironique sur le monde qui l'entoure, les querelles entre ses potes musiciens et ses potes peintres (qui ont souvent raison mais quand même, ils se la pètent grave), la difficulté de soigner son look pour monter sur scène, ses débuts de musicienne ou sa grande amie Betty Hutton, vieille diva indigne aussi sage qu'infantile, has-been reconvertie dans un catholicisme fervent et fine connaisseuse de l'âme humaine. Rapidement, l'aspect journal disparaît de l'esprit du lecteur - il faut dire que l'ensemble est extrêmement fluide et se lit comme un bon roman.

C'est que ce Rat Girl propose un voyage unique dans la psyché toute particulière d'une artiste d'autant plus exceptionnelle qu'elle n'a jamais eu le sentiment de l'être. La complicité avec le lecteur se noue ainsi de manière d'autant plus paradoxale qu'au moment où la jeune femme écrit ces lignes, elle n'imagine pas une seconde que vingt-cinq ans plus tard, quelqu'un les lira. On rit de ses saillies parfois assassines, on partage ses doutes abyssaux quant à ses talents de musicienne ou (surtout) de performeuse, on frémit lorsqu'en l’espace de quelques mois, les Muses se retrouvent catapultées Next Big Things ET Kristin diagnostiquée comme bipolaire ET se retrouve enceinte. Rat Girl n'est assurément pas un livre conçu pour être drôle, et il l'est de moins en moins passé ce cap qui arrive presque comme un triple rebondissement (et qui l'est, dans le fond : la jeune auteure-narratrice le reçoit comme tel, certes en différé par rapport au lecteur, mais bel et bien dans les conditions du direct). Pourtant, le récit ne se sombre jamais complètement dans la noirceur qui le guette. Peut-être parce que la plume de Kristin Hersh est vive, parce qu'elle témoigne d'un sens de la formule décapant(e)... le texte ne se départit jamais de sa belle humanité, cette empathie et cette spontanéité qui irradient les premières pages. On pourra certes n'y voir qu'un énième livre sur une génération d'enfants de hippies abîmés et dysfonctionnels - exercice dont la littérature américaine s'est faite une spécialité depuis la fin des années quatre-vingt-dix. La vérité, c'est que Rat Girl est une œuvre initiatique en mouvement, sur une personnalité en plein chambardement, le tout rendu plus attachant qu'à son tour par sa forme d'exercice exhibitionniste rétroactif.

A noter que les Season Sessions, soundtrack à ce récit, sont disponibles en libre téléchargement sur le site de l'artiste.


 👍👍 Rat Girl 
Kristin Hersh | Penguin, 2010

10 commentaires:

  1. Je savais pas Kristin Hersh avait écrit un livre, tiens. Je vais me le procurer, ça doit être un personnage intéressant je pense.

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  2. Oui, c'est un bon livre, ce qui est rare dans le genre "bouquin de rockstar". Hersh se révèle vraiment attachante et simple.

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  3. Enfin pour une maniaco-dépressive :/

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  4. Oui... "simple" au sens de "humble"... mais c'est une personnalité plutôt complexe.

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  5. Merci Thomas une fois de plus!
    J'ai dl les sessions...
    J'adoooore! Je connaissais que de nom Throwing muse... Honte à moi!!

    :-)

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  6. Oh, il n'y a pas de honte à avoir, Kristin Hersh a eu une tube et demi chez nous, elle est surtout culte dans son pays. Moi même il y a deux ans je ne connaissais que quelques morceaux par-ci par-là.

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  7. si si c'est la honte! les gens cultivés connaissent Kristin Hersh depuis des lustres!
    (je saute sur l'occasion, il n'y a quasiment que sur Kristin Hersh que je peux me la péter sur Le Golb)

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  8. Certes, cela dit tu noteras que quand c'est toi qui est pris en flagrant délit de déficit culturel, personne ne se moque ;-)

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  9. ce serait trop facile...

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  10. Et ça coûterait cher en tomates ^^

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