[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°53]
The Little Friend [Le Petit copain] - Donna Tartt (2002)
Que faire quand à dix-neuf ans vous avez déjà publié un chef-d’œuvre absolu ? Remettre le couvert et se planter ? Arrêter d'écrire et hiberner artistiquement pendant dix ans, histoire de recharger ses accus ? Ou bien se mettre le couteau sur la gorge et tout faire pour publier un second chef-d’œuvre ?
Donna Tartt a opté pour les deux dernières hypothèses. Dix ans séparent ses deux seuls romans, et au moins deux époques - et combien de vies ? Il n'y a souvent pas le moindre point commun entre ce que nous sommes à dix-neufs et ce que nous sommes à vingt-neuf.
Effectivement, The Little Friend n'aura pas grand-chose à voir avec The Secret History, suspens cruel et sadique (pour les personnages comme pour le lecteur). A croire que le thriller, même s'il ne s'agissait pas que de cela, est un domaine plus excitant lorsque l'on est jeune et plein de rage (même si celle de Donna Tartt était très subtilement contenue, enfouie sous une érudition de façade). De ce point de vue, The Little Friend constitue presque le plus parfait contre-pied à son prédécesseur. Rural quand il était urbain. Contemplatif quand l'autre mettait un point d'honneur à enchaîner les portraits au vitriol. Humain, quand The Secret History était souvent glacial. Influencé par Faulkner, aussi, après un premier ouvrage cajolé par l'ombre tutélaire de Bret Easton Ellis (son mentor), dont Tartt composait une version policière et cérébrale.
The Little Friend a quelque chose de Sanctuary. C'est une évidence. Un environnement calme et menaçant, une tension impalpable, un fait divers sordide... on est en terrain connu, même si l'univers familial dans lequel l'auteure pose son intrigue n'a rien d'ordinaire. La gestion du suspens est très similaire, construite contre la logique d'un roman policier classique, tout en reprenant de nombreux stéréotypes. Là aussi d'ailleurs, The Little Friend prend le contre-pied de The Secret History. Ce dernier avait quelque chose d'un post-thriller (vous me passerez l'expression), quand The Little Friend se contente d'en être un anti (comme Sanctuary, donc). En choisissant de confier les clés du récit à une héroïne désarmée, que l'on imagine bien incapable de résoudre quelque énigme que ce soit, puisqu'elle n'a que douze ans et en enquête sur la mort de son frère - retrouvé pendu dans la cour de la maison familiale peu après sa naissance à elle.
On bascule bien sûr assez rapidement dans le roman initiatique. Ce n'est pas réellement une surprise, mais c'est amené avec une finesse étonnante. Donna Tartt est une remarquable styliste ; elle témoigne surtout d'une rare virtuosité dans la construction de ses récits, qui semblent toujours être autre chose que ce qu'ils sont, qui mutent en cours de route et prennent constamment le lecteur à revers - avec ou sans suspens. Avec, plutôt. Simplement la question n'est pas de savoir si Harriet va résoudre le meurtre de son frère, en admettant même que c'en soit un. Mais plutôt qui elle est, et qui elle sera au terme de cette épopée crépusculaire et baignée de mystère, au milieu d'un monde mature, féminin, sombre, violent et globalement incompréhensible pour la jeune héroïne. Le personnage fascine, tout en nuances, à l'instar de cet étrange petit copain dont il serait criminel de dire plus - sinon qu'il vous fera passer par bien des interrogations.
Avec ses méandres narratifs et son atmosphère souvent poisseuse, même si l'on parvient rarement à savoir exactement ce qui la rend si troublante, The Little Friend n'est pas un livre facile. Il est dense, sinueux, de surcroît assez long (près de six cents pages dans l'édition originale, probablement plus avec une mise en page française). Pourtant, le lâcher est assez difficile. Ce n'est pas un page-turner, sa séduction est bien plus vénéneuse que cela. Elle vient de ce climat moite, de cette culpabilité invisible mais sous laquelle ploie chacun des protagonistes. On le lit plus vite que ce que son volume suggère. Et à l'instar de The Secret History, on y repense très souvent par la suite, ce qui en somme valide la méthode de l'auteure : à quoi bon publier un roman tous les deux ans quand, en se fendant de quelques centaines de pages par décennie, on parvient à suffisamment troubler le lecteur pour le hanter des années durant ?
Bonjour Thomas,
RépondreSupprimerC'est sans doute l'un des plus grands romans de ce début de siècle.
Bien content de le trouver dans vos livres à vous. Vous l'aviez déjà brièvement chroniqué, si je ne m'abuse ? Il méritait mieux, en effet !
BBB.
Un des rares romans récent qui m'a réellement hypnotisée. J'envisage même de le relire, ce que je ne fais généralement jamais!
RépondreSupprimerLes unanimités méritées font toujours plaisir !
RépondreSupprimerJ'ai les deux dans mon ebal. Vaut-il mieux commencer par l'un ou par l'autre pour avoir plus de chance d'accrocher ?
RépondreSupprimerIls sont vraiment différents, pas facile de te répondre. Ça dépend vraiment de ce que tu aimes/cherches. Le premier est sans doute plus rythmé et addictif.
RépondreSupprimerC'est marrant, il y a quelques jours en finissant Le Petit Copain, j'étais passé sur le Golb pour lire ton article sur le bouquin et en parler... puis j'ai lu ton édito, et tu connais la suite^^ J’ai parlé de tout, sauf de ce bouquin.
RépondreSupprimerPour répondre aussi avec plus de 6 mois de retard à Thierry, franchement, pour moi, il n’y a pas photo, il faut d’abord commencer par Le Maître des Illusions…
J’ai pourtant beaucoup aimé celui-là, sûr que c’est un grand roman… mais j’ai dévoré le Maître des Illusions en quelques jours, et il m’a fallu des mois pour venir à bout de celui-ci… je le laissais de côté pendant des semaines, redoutant, si je le reprenais, d’avoir à me taper 40 pages sur la description d’un guéridon ou d’un service à thé… Plus c’est long, plus c’est bon, certes, mais là, trop, c’est trop… Il y a bien, par exemple, une centaine de pages (pas loin de 200, si mes souvenirs sont bons), juste sur le trajet que font les deux gamins pour aller chercher un serpent… et le serpent, ils vont pas le chercher à l’autre bout des Etats-Unis, hein, juste quelques pâtés de maisons plus loin… C’est long, très long… et pourtant, malgré ce foisonnement de détails, de descriptions, c’est tout de même un très bon bouquin. Par exemple, il y a des dizaines de pages sur la mort du chat, mais c’est… bouleversant. C’est aussi à ça qu’on reconnaît les grands écrivains, elle est capable de nous bouleverser bien plus avec la mort d’un chat que ne sauraient le faire plein d’autres écrivains en parlant de la Shoah…
Bref, c’est long, faut s’accrocher (pour ne pas se noyer dans les détails), mais c’est un livre qui le mérite (et qui se mérite)…
En revanche (attention, taux de spoil évalué à 100%), je ne suis pas tout à fait d’accord avec ce que tu dis sur le dénouement… j’ai trouvé tout de même très frustrant de ne pas savoir… ce qui était machiavélique, dans Le Maître des Illusions, c’est l’engrenage, l’histoire… là, c’est le bouquin en lui-même, qui te fait dès les premières lignes espérer une réponse, puis t’oblige à te taper des pages interminables… et finalement, rien.^^ (fin du spoil)
Sinon, bien entendu d’accord avec ce que tu dis sur ce climat poisseux et vénéneux, fascinant, sur le style, magistral, et la référence à Falkner, qui s’impose…
Je viens de terminer un pavé, j’en commence un autre (Le Roi Pâle de David Foster Wallace)… parce que les bouquins de moins de 600 pages, j’ai toujours du mal^^ (pas tout à fait vrai non plus, j’ai aussi lu ces derniers temps 1974 de David Peace, puisque ce que tu en disais m’intéressait… et j’ai beaucoup aimé…)
(mais qui est donc ce "Falkner" ? Un mélange de Peter Falk et de Wagner ? non parce que franchement, une coquille sur le nom de Faulkner, j'ai honte... et dire qu'il m'arrivait d'en taquiner certains quand ils commettaient des bourdes de ce genre^^)
SupprimerAh ça, comme je le disais, ce n'est pas un livre facile. Mais j'ai pourtant adoré ces descriptions (alors que je n'aime généralement pas les longues descriptions dans les bouquins), car non seulement elles ne figent jamais l'imaginaire du lecteur (ce qui est assez fort avec une telle avalanche de détails), mais encore mettent-elles remarquablement le livre en abyme. Chaque description ou presque est déjà une manière d'annoncer que ce qui compte n'est pas la fin, et bien la progression.
SupprimerMalgré tout, je peux comprendre que le dénouement provoque une certaine frustration. C'est un peu le revers de cette rubrique, puisqu'il s'agit le plus souvent de relire (voire re-relire) un texte que je connais déjà ; mon regard est fatalement différent, et particulièrement sur la question du suspens (et sincèrement dans ce cas précis je ne me rappelle plus de comment je l'ai ressenti la première fois).
Falkner est un poète anglais que je n'aime pas trop, je ne suis pas sûr que la référence s'impose tant que ça ici ;-D