mercredi 2 mai 2012

St. Augustine - Mue

...
Nous vivons dans un monde plein de paradoxes. À part quelques monstruosités mainstream, plus personne n’a de succès, la notion de succès elle-même s’est déplacée (relativisée), et pourtant sa rançon reste la même. Ainsi si St. Augustine n’a sans doute pas dû vendre des kilos (ni mêmes des grammes1) de son très beau premier album, Changing Plans, celui-ci s’est suffisamment attiré les faveurs d’une presse pourtant devenue largement impotente pour qu’au moment d’y donner suite, l’angoisse et les questionnements demeurent ce qu’ils ont toujours été. Du côté de l’auditeur comme, on l’imagine, du côté de l’artiste. Comment faire suite. Comment avancer sans bifurquer. Évoluer plutôt que changer.

Si son second album n’est pas exempt de menus défauts, St. Augustine a su choisir la voie royale, celle qui, sur la durée, finit par forger les grands songwriters. Rester en mouvement. Ne pas se laisser avoir par la facilité ou les tics (de composition, de production ou, plus vicieux, de feeling). D’accord, ce n’était pas dur : malgré la beauté d’un "14th of July" ou les élans d’un "Rainy Country", Changing Plans n’était pas – et c’était bien l’un de ses rares défauts – un album suffocant d’originalité. Folk-rock au lyrisme suave, mélodies pop sucrées lorsque nécessaire, émotion brute dont on goûtait l’évidente sincérité… tout cela était bel et bon, mais produire un ouvrage plus singulier n’était pas non plus insurmontable. Comme toute chose en ce monde2, l’essentiel – comprendre : le plus dur – était de le vouloir.


Que de chemin parcouru en trois ans, notamment en terme de production et d’arrangements. Changing Plans avait beau être loin de l’enregistrement rustique, il conservait ce je-ne-sais-quoi d’homemade qui, dans ses moments les moins forts, le rendait plus sympathique que brillant. Soldiers témoigne pour sa part d’un soin maniaque apporté aux orchestrations, d’une intelligence dans les harmonies rarissimes en France, et qui servent inévitablement des compositions que vous aurez déjà deviné plus variées et, globalement, plus pop (quoique toujours clairement indie). Là encore, l’évolution impressionne. En dehors de sa qualité intrinsèque, Changing Plans épatait beaucoup aussi en creux, parce que l’on voyait un Français sorti plus ou moins de nulle part réussir dans un registe dominé (possédé, écrasé) par les Américains. Quand les noms de Sparklehorse ou Wilco venaient à l’esprit, c’était en tant qu’influences, pas parce qu’on se disait que c’était beau comme du Sparklerhose ou inspiré comme du Wilco. Maintenant, oui, à l’écoute d’un "21 Days", d’un "Pareidolia", ou d’une délicatesse (jusqu’à son titre) comme "Cedars". C’est comme si en trois ans, François-Régis Croisier en avait pris dix, gagnant en maturité dans l’écriture ce que certains artistes ne parviennent pas à accumuler dans toute une carrière. Le morceau le plus symptomatique de cette tendance est sans doute "Black Feathers", parce que c’est certainement le plus inattendu du lot, mais surtout parce qu’il part défier Jason Lytle sur ses terres sans jamais avoir à baisser les yeux. De même, l’emphase un peu naïve qui pouvait occasionnellement gêner autrefois est désormais maîtrisée, contenue – et parfaitement dosée lorsqu’elle explose ("Away", "My Father, My Son"). Le résultat est sans doute moins immédiat, parce que moins à fleur de peau, parce que plus précieux, peut-être. Mais cela signifie aussi qu’il résiste bien mieux au temps et écoutes répétées, par la variété de ses climats autant que par sa richesse mélodique. La vaste mer de mélancolie dans laquelle baigne Soldiers n’en est que plus contagieuse. Changing Plans prenait souvent aux tripes. Soldiers serre la gorge. Et impressionne.


👍👍 Soldiers 
St. Augustine | Kütü Folk, 2012



1. D’accord, d’accord, je n’ai pas vérifié. En même temps j’imagine que dans le monde plein de paradoxes qui est le nôtre depuis le début de cet article, voire depuis une dizaine d’années, on ne mesure plus vraiment un succès au nombre de disques refourgués par caisses (on les refourgue d’ailleurs plutôt par pochettes surprises, désormais). D’ailleurs, mesure-t-on encore le succès ? St. Augustine ont-ils conscience que pour beaucoup de gens ne sortant jamais le nez (enfin, les oreilles) du landerneau indé, son premier album a été un succès ?
2. Et ce malgré sa fâcheuse tendance à être gorgé de paradoxes.