jeudi 22 novembre 2012

blur - De cérémonies de baptêmes en pots de départs en retraite

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[Article paru en août sur Interlignage] Certains attendaient cela depuis près d’une décennie. D’autres s’en foutaient royalement et, ayons la bonne foi de le reconnaître, c’était un peu le cas par-ici. Mais que veux-tu, lecteur ? blur est un groupe surprenant. Même en coma avancé, même mort et enterré, le quatuor anglais réussit encore à étonner, sinon à épater par la qualité de ses sorties. Déjà, il y a trois ans presque jour pour jour, il avait pris tout le monde à contre-pied en publiant le best of le plus improbable, c’est-à-dire le plus pertinent et soigné qu’on ait vu depuis… longtemps, sinon tout simplement depuis l’invention de cette escroquerie légale qu’est la compilation de catalogue. Et voilà donc que les Londoniens récidivent avec cette intégrale violant toutes les règles de l’exercice. Car une intégrale, tout le monde le sait, est par principe incomplète. Toujours. Soit pour des raisons contractuelles (changements de labels, de line-up…), soit pour en garder sous la pédale en vue de l’intégrale suivante (certains s’en sont fait une spécialité), soit parce que le boulot a été salopé ou encore, tout simplement, parce que le groupe a oublié (ou perdu, ou retrouvé) des choses. blur, lui, a pris l’exercice au pied de la lettre. Son intégrale est bêtement… intégrale. Tous les albums, toutes les faces B, tous les faux inédits, tous les vrais, les démos, les versions alternatives, les remixes… plus de deux-cent-cinquante morceaux en tout, emballés dans un coffret splendide… seuls sont exclus deux ou trois titres a priori perdus (qu’est-ce que je vous disais…), et les extraits de Bustin’ + Dronin’/Live at the Pee Acrees (1998), compilation bricolo de morceaux lives saignants et de remixes souvent barbants, dont on ne pourra décemment pas regretter l’absence 1.


En somme au moment de rédiger l’article, deux possibilités s’offrent au chroniqueur : prendre les choses méthodiquement, album par album, au risque de ne pas boucler le billet avant décembre. Ou bien synthétiser, ce qui n’est pas forcément toujours aisé dans le cas de blur, dont le patronyme faisait après tout office de programme. Ce genre de publication met généralement en avant une envie – parfois illusoire – de montrer la cohérence d’un parcours artistique. Le problème fondamental de celui de blur, c’est qu’il ne l’est pas. Cohérent. Et qu’à moins de goûter l’art du grand écart autant que le quatuor lui-même, il sera assez difficile de pondre de ces phrases toutes faites comme les aiment tant les journaleux de tout crin. « Du premier morceau du premier album au dernier du dernier, c’est un lien invisible qui s’étend blablabla ». Entre le tube "She’s so High" (qui ouvre Leisure) et "Battery in Your Leg", splendide ballade lennonienne qui conclut Think Tank en pleine lévitation, les points communs ne sautent pas plus aux oreilles que les liens invisibles. Ni même les blablabla. C’est d’ailleurs ce qui valut à blur bien des critiques, sinon des inimitiés. On lui aura reproché son insincérité, son opportunisme, voire son indigence ; paradoxalement, c’est aussi ce qui le rend plus beau que d’autres. Certains groupes traversent leur carrière en mûrissant peu à peu, par petites touches successives, dans la douceur. D’autres, souvent ceux qui montent trop haut et trop vite, ne survivent qu’à travers des successions de crises, des bifurcations brutales, des coups de semonces. L’histoire de blur, ce groupe dont on finit par ne plus pouvoir dire s’il n’en finit plus de se reformer ou bien s’il n’arrêtera décidément jamais de splitter, ce n’est pas uniquement celle de l’Angleterre de l’après Thatcher (comme on l’a beaucoup dit à raison). C’est aussi celle d’une bande de potes qui font ce qu’ils peuvent pour éviter de devenir comme les employés de bureau de la chanson "Yuko & Hiro" : des types qui s’aiment, mais qui finissent par ne plus rien avoir en commun en dehors des heures de bureau – et de toute façon ils n’ont à dire vrai pas grand-chose dans leurs vies, travail mis à part. C’était drôle et c’était bon, de brosser avec cruauté le portrait de la vie des suburbs ("Stereotypes", 1995). La question demeure : comment fait-on pour progresser socialement sans finir par devenir cela, d’une manière ou d’une autre ?

blur

Alors oui, le parcours de blur est en dents de scie, change de ton et de couleur au gré des humeurs de l’improbable duo de songwriters formé par Damon Albarn et Graham Coxon. Le charisme et la grande (belle) gueule contre le génie autiste, on ne saurait trouver plus clichesque – bizarre que personne n’ait jamais eu l’idée d’écrire un roman sur l’association de ces deux-là. Personnalités on ne peut plus dissemblables, goûts musicaux quasi inconciliables, pour une rupture sur la pointe des pieds qui ne fut dans le fond jamais aussi bien consommée que leur union. Et si depuis un peu plus de dix ans chacun a fait d’immenses efforts pour laisser croire qu’il pouvait exister sans l’autre, personne n’y a jamais cru. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, la plume alerte d’Albarn n’a jamais trouvé meilleur écrin que les passions lo/fi éternellement refoulées de son jumeau maléfique. Et inversement : jamais Coxon ne sera parvenu en solo à atteindre le niveau de songwriting dont il était capable lorsque le blondinet lui tenait la bride (suffit pour s’en convaincre de comparer la merveille dégingandée qu’est "Coffee & TV" à à peu près n’importe quel titre du Graham en solo). Et encore ce résumé a-t-il quelque chose de particulièrement simpliste en ce qu’il aurait tendance à mettre le virage du groupe à la fin des années quatre-vingt-dix sur le seul dos du timide guitariste. Les choses étaient plus complexes. Le groupe lui-même était plus complexe. Et s’il n’est pas devenu palpitant uniquement à partir du moment où il est devenu dépressif, il est en revanche incontestable que ses trois derniers albums ont infiniment mieux résisté à l’épreuve du temps.

C’est d’ailleurs la première remarque qui vient à l’esprit lorsque l’on dégoupille Modern Life Is Rubbish ou Parklife. « Mon Dieu que tout cela a vieilli ! » Et, juste après : « Ciel ! Que tout cela est lisse ! » Quand en 1999 Damon Albarn jurait qu’on ne le reprendrait plus à se cacher derrière des pop songs faciles, reniant courageusement un passé dont il n’avait pourtant pas à rougir (qui n’a jamais braillé bourré sur "Girls & Boys" en fin de soirée de nouvel an ? Quelle honte y-a-t-il à être fun ?), il aurait aussi bien pu dire que plus jamais il n’appellerait ce pyromane de Stephen Street, qui n’aura décidément brillé que chez les Smiths (et à la rigueur sur Leisure, le premier blur, relativement épargné par son dégoût pour les poils dépassant du caleçon). Quiconque a vu blur sur scène dans ces années-là sait qu’"Advert" ou "Chemical World", telles qu’elles ont été gravées sur disque, ne donnent qu’une très vague idée de ce qu’était réellement ce groupe, et ce formidable guitariste de Coxon, dont les riffs sont régulièrement noyés sous la gélatine durant la période dite britpop. Comment était-il possible d’être aussi rock’n'roll sur scène et aussi… mou du cul (disons-le franchement) sur disque ? Bien sûr, cela reste bon. Principalement grâce à des ballades à tomber par terre (ah ! "Miss America" !…). Mais s’il fallait absolument résumer en quelques lignes le début de la carrière de blur, il faudrait dire alors que celui-ci tient en un premier album qui a beaucoup trop écouté Morrissey (parfois pour le meilleur, notez, "There’s No Other Way", "Sing" ou l’impeccable "Wear Me Down" étant assez loin de ce que l’on peut appeler « de mauvais morceaux »), et deux autres qui multiplient les jolies chansons sans jamais parvenir, malgré des efforts évidents, à trancher dans le vif. Détail amusant : à l’époque, on a considéré que Modern Life Is Rubbish était un virage rock. Autant dire qu’on rigole, puisque la vérité, pour qui ne la connaissait pas déjà, éclate au grand jour sur cette compilation en surpoids : les titres les plus durs ("Mate", "Popscene", "Badgeman Brown", "Tame"…), le groupe avait pris la mystérieuse habitude de les réserver à ses faces B. Ce pour mieux, en guise de faces A, repeindre les délices grit de Coxon à grand renfort d’effets tocs qui, s’ils faisaient illusion à l’époque, fatiguent tout de même assez rapidement aujourd’hui. Quand on pense qu’on faillit ne jamais savoir que les branleurs de Chelsea comptaient en leur sein un mec pareil.


On connaît la suite de l’histoire. En 1995, blur s’offre une ultime overdose de choucroute avec The Great Escape, où le génie ("Charmless Man", "Mr. Robinson’s Quango") côtoie les choses les plus indigestes ("Ernold Same" et le micro tendu au futur maire de Londres 2). Un dernier petit tour, une pseudo bataille avec Oasis histoire de nourrir une presse à laquelle il reste alors encore un peu de pouvoir, une tournée mondiale… pour finir enfermé dans un bunker islandais à écouter Pavement matin midi et soir. Albarn a très envie de casser son image ; Coxon découvre le plaisir de chanter. Les autres suivent, Stephen Street compris, qui doit certainement se demander ce qu’il fout là (et de fait, il s’apprête à produire l’album le plus rough de toute sa carrière, qu’il expiera aussitôt en fonçant produire Duffy et Shed Seven, poor honey). Le résultat sera évidemment éponyme, évidemment fou, évidemment neurasthénique, démarrant comme du Pink Floyd sous Tranxène pour finir dans un déluge bruitiste. Si les historiens ont coutume de dire que la britpop est morte avec l’élection de Tony Blair, le gars tellement cool qu’il écoutait Oasis et The Verve dans sa limo, les esthètes, eux, savent que ses funérailles ont eu lieu le jour où Damon Albarn a découvert la country et le garage rock. Les jeunes qui lisent cet article et découvrent aujourd’hui le groupe en bloc ne peuvent même pas imaginer le choc que furent "Chinese Bombs" ou "On Your Own" pour tous les fans de ce pseudo courant. Encore n’était-ce là que le début. Il restait à Coxon à prendre totalement le contrôle de la direction musicale, et à Albarn à larguer sa copine camée pour mieux sombrer dans une saine dépression. Deux ans après, 13 est le coup de grâce – dans tous les sens du terme GRÂCE. Spatial, torturé, viscéral, autiste… l’album est à tomber, avec sa production hantée, avec ses "Battle" et ses "Caramel", avec son anti-slow désertique, "No Distance Left to Run". La chanson de rupture ultime, celle que l’on passe lorsque l’on n’a même plus de larmes. 13, ou le dernier chef-d’œuvre de ces années 90 dont blur fut tellement représentatif. Et le commencement de la fin pour un groupe dont la presse sérieuse va subitement s’emparer, normal : il n’a plus de succès, il est donc enfin crédible. Elle catapultera ainsi le beau blond dans la catégorie des génies (?), pour mieux renvoyer Coxon à ses bidouillages underground. Le dernier album, Think Tank, très réussi au demeurant, se fera sans lui (il n’en composera qu’un titre, comme par hasard le plus poignant), plus ou moins viré parce que plus ou moins alcoolique. C’est toujours un peu le problème lorsque l’on se pique d’explorer les tréfonds de son âme : on en ressort rarement indemne. La coloration world de l’opus terminal est en ce sens tout sauf une coïncidence : avec 13, blur avait creusé tellement loin en lui-même que la seule manière d’en revenir était d’aller voir ailleurs – en l’occurrence au Maroc – s’il y était.


On ne peut pas vraiment dire que le présent coffret jette un éclairage particulièrement différent sur la carrière du quatuor ; en fait, il confirme surtout ce que tout le monde sait plus ou moins depuis longtemps, à savoir que les raretés de la période 1991-95 sont souvent plus proches de la période 1997-2003 que les morceaux publiés officiellement à la même époque. Pas vraiment un scoop, d’autant que de nombreuses faces B du groupe sont, en Angleterre, aussi populaires que certains de ses tubes. Pour le reste, on s’étonnera du plaisir que l’on peut prendre à s’enfiler ces quelques trois (!) DVDs et dix-huit (!!!) CDs – peut-être aussi parce que l’on écoute moins blur aujourd’hui qu’autrefois. Dès lors, on retrouve ces garçons comme l’on retrouve de vieux copains que l’on aurait perdu de vue, même si ça n’a jamais réellement été le cas, puisque le groupe n’en finit pas de revenir depuis deux ans (blur n’a d’ailleurs jamais officiellement splitté). Est-ce qu’il pourrait revenir pour de bon ? Disons que l’instant, il se contente de faire les gros titres et semble vouloir célébrer ce fameux vingt-et-unième anniversaire jusqu’à overdose totale du public (le concert de clôture des J.O. vient d’ailleurs d’être édité lui aussi sous le titre taquin de Parklive). On ne peut pas dire que les deux nouveaux titres dévoilés le mois dernier donnent vraiment envie de monter aux rideaux ("Under the Westway" concourant même pour le titre de plus mauvais morceau de blur…) En aurions-nous même envie, qu’il revienne ? Le principe même des reformations est qu’il vaut plus souvent mieux les fantasmer que les vivre. Les Anglais en tout cas ont fait leur choix. Il fallait voir le bonheur du public de retrouver le groupe à Hyde Park la semaine dernière. Peu d’artistes peuvent se targuer d’entretenir une relation si profonde et durable avec un peuple entier. Reste qu’entendre une bande de quadras enfiler les tubes nostalgiques jusqu’à plus soif n’est pas le genre de chose qui donne beaucoup de foi en l’avenir. On est forcément content, enfin si l’on y est, d’entendre toutes ces vieilles chansons, ces "Charmless Man" (nanananana-nana), ces "Beetlebum" (it’s on-it’s on-it’s onlyyyyyy) et même – oui – "Girls & Boys". Si nouvel album il devait y avoir, et il semble que ce soit bien parti pour, il va sans dire qu’on espèrera plutôt entendre des choses aussi spectrales que "1992" ou aussi dépouillées que "You’re so Great". Voire, pourquoi pas, être surpris. Quand on s’appelle blur, le minimum syndical est de savoir rester insaisissable.


👍👍👍 blur 21 
blur | Parlophone/Virgin, 2012



1. L’excellent Live at Budokan étant – ce sera la seule objection – réduit à une poignée d’extraits en guise de bonus. Mais il est vrai que l’objet est déjà bien chargé en matière de performances live, et qu’il n’était donc peut-être pas besoin d’en coller une de plus.
2. Mais dans quel monde vivaient donc ces gens ?