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[Article paru en septembre sur Interlignage] L’époque n’est plus aux héros. Elle n’est plus non plus aux poètes. Il arrive que l’on ait le sentiment qu’elle n’est plus à grand-chose. Internet a tué les icônes du rock. L’idée même semble devenue caduque. Ce n’est pas forcément un mal, même si l’on n’est pas tout à fait certain que ce soit pour le mieux. C’est tout simplement différent, et c’est sans doute ce qui explique que tant de gens se bousculent pour aller acclamer des groupes reformés, vieillis, chauves ou obèses de pognon, de gloire rance – de tant de choses (de musique ? La bonne blague…) On connaît la chanson, toujours la même : c’est celle du survivant qui finit tôt ou tard par se couvrir de ridicule ; c’est celle du mort qui a toujours raison.
Joe Strummer ayant eu l’excellente idée de mourir il y a presque dix ans, au moment où il revenait au sommet et sans avoir eu le temps de reformer le Clash, on aura eu en guise de remerciement la politesse d’oublier ses mauvaises idées (à peu près toutes celles qu’il a eues dans les années 80), sa carrière solo erratique, sa décennie et demi de ringardise, son caractère de merde et ses mauvaises chansons. Même le single co-écrit avec Bono pour dire que le SIDA, c’est mal, fut poliment enterré sous le tapis de l’histoire du showbiz. Le héros se doit d’être pur. Si besoin, la mort le rendra incorruptible. Il est étonnant qu’une légende aussi déglinguée, aussi sordide, parfois, que celle du rock’n'roll, n’ait pas eu assez de soixante années pour comprendre que les meilleurs héros étaient faibles, fracassés, incohérents sinon occasionnellement inconsistants. Ce sont bien les erreurs d’Action Joe, ce surnom un brin risible, ses mauvais choix et son interminable traversée du désert (une petite quinzaine d’années à faire à peu près n’importe quoi sauf écrire de bonnes chansons)… qui en font un héros. La manière dont il est passé en l’espace de quelques semaines du pub-rock au punk. L’indigestion occasionnée par Sandinista!. Le programme politique digne d’un lycéen en colère. La rupture apocalyptique avec son groupe. La paternité de Manu Chao et de mille autres couillons de songwriters bio-dégradables. C’est parce que tout cela venait faire contrepoids aux hymnes et aux tubes, venait contredire les belles idées, que Strummer a été et restera la seule véritable icône du punk anglais.
Compiler les années Hellcat de Strummer, soyons clairs, revient à compiler l’ensemble de sa carrière solo, tant à peu près tout ce qu’il a entrepris entre 1985 et sa signature sur le label de Tim Armstrong (en 1999) mérite – dans le meilleur des cas – le qualificatif d’anecdotique. À vrai dire, ce que le John Graham Mellor a fait de mieux durant cet interminable passage à vide, c’est probablement cette apparition fantomatique et obsédante dans J’ai engagé un tueur, de Kaurismaki, à l’aube des années 90. Le reste ? On le laissera poliment aux oubliettes, entre un premier « vrai » album solo, Earthquake Weather, qui ne fit pas trembler grand monde, du caritatif pouilleux (le plus souvent au deuxième plan sur les belles photos promos) et des guests tristounets (faire les chœurs du nigaud Michael Hutchence 1 lorsqu’on est l’une des plus grandes voix du rock, mon Dieu). Quand les Pistols se reforment pour les 25 ans du punk, et se refont quelques livres sterling au passage, le Clash lui-même semble un peu passé de mode et c’est en quasi has-been que Strummer, par ailleurs plombé par des problèmes de label, donne quelques concerts assis. Le retour en grâce ? Dans le fond, pas sûr qu’il y en ait réellement eu un avant sa mort. Les deux premiers opus de ses Mescaleros passèrent relativement inaperçus, en tout cas pour un artiste de ce standing. Le dernier fut auréolé de succès, mais Joe avait passé l’arme à gauche depuis presque une année, déjà2.
Trois albums donc, ce qui pourra paraître un peu léger pour une compile. Oui et non. Il faut reconnaître que si Streetcore (2003) est une splendeur, Rock Art & The X-Ray Style (1999) et Global A GO-GO (2001) sont des opus très inégaux, que l’on aime surtout parce que leurs fulgurances n’en sont pas des demis. Formidable storyteller lorsqu’il ne s’embourbait pas dans des séquences dub de cinq minutes, Strummer était capable de rivaliser avec les plus grands folk-singers et de serrer la gorge même de ses détracteurs les plus acharnés, malheureusement plus souvent par éclats qu’autre chose. Mais dans le genre éclats, un "Nitcomb", un "Long Shadow" ou l’hypnotisant "Shaktar Donetsk" se posaient là. Las, ces morceaux de bravoure au lyrisme éraillé (citons encore "Johnny Appleseed" ou l’impeccable "Mondo Bongo") étaient rarement les seuls mets au menu, et il faut bien reconnaître que Streetcore mis à part, il est tout de même assez rare d’avoir envie de se farcir un album des Mescaleros en entier. C’est tout l’intérêt de cette compile, qui réunit ce qu’il était légitime de réunir, et a la bonne idée d’oublier le reste. Si vous connaissez déjà ces albums, inutile de vous embêter à aller jeter un œil à la set-list : c’est celle que vous auriez faite vous-même. Comme l’auteur de ces lignes. Comme tout possesseur de ces trois disques imparfaits, souvent oubliables, parfois à côté de la plaque… mais tellement humains et poétiques que l’on peine à en sortir.
Soit donc "X-Ray Style", "Forbidden City", "Coma Girl", "All in a Day", "Gamma Ray"… tous ces classiques qui n’en sont pas vraiment – qui le pourraient, qui le devraient. Qui restent encore, pour l’heure, en devenir. Folk, reggae, dub, mariachis, un peu tout ça à la fois. Strummeriens avant tout tant ils sont marqués par cette voix bouleversante, si familière et tellement copiée que l’on a parfois le sentiment qu’elle ne nous a jamais quittés. Dans un second temps, c’est d’ailleurs bien vivante qu’on la retrouvera, sur une face live réunissant, outre quelques raretés essentiellement composées de reprises ("The Harder They Come", "Junco Partner"…), l’avant dernier concert d’Action Joe, donné environ un mois avant sa mort en soutien à des pompiers en grève. Pour avoir marqué (selon la légende de manière totalement improvisée) les retrouvailles scéniques avec Mick Jones, cette brève prestation est évidemment devenue culte. Pourtant, ce sont moins les auto-covers convenues ("Bank Robber", "White Riot" et "London’s Burning") auxquelles se livrent les deux hommes, que l’on en retient, mais l’exceptionnelle vitalité de Strummer et de son groupe. Avec notamment la basse groovy et majestueuse de Scott Shields, l’ex-Clash semblait avoir enfin trouvé soutien à sa mesure, et si le concert de l’Acton Town Hall apporte un quelconque enseignement, c’est bien en ce qu’il est l’œuvre d’un vrai, bon groupe se taillant plus qu’à son tour la part du lion (versions renversantes de "Bhindee Baghee" ou de "Get Down, Moses" ; "Shaktar Donetsk" plus émouvante encore qu’à l’accoutumée). Comme toujours lorsque Strummer foulait une scène (ouvrait la bouche ?), c’est un étonnant flot de vie qui se dégage de ces quelques pistes chaotiques. Car si l’on a (trop) souvent voulu résumer l’ex-punk à son militantisme et à son indignation, c’est avant tout l’espoir et la foi (en l’humain, en son avenir) que ce type-là, qui ne ressemblait décidément pas à tant d’autres héros, chantait inlassablement depuis le milieu des années 70. Une foi inébranlable qui tiendra, jusqu’au bout. Lorsqu’il entonnait "White Man in Hammersmith Palace" ou "Global A GO-GO" ou "Coma Girl"… peu importe, dans le fond, ce que ce type venait vous raconter. Sa voix n’était plus qu’une main vous chopant par le colback pour vous tirer de là où vous étiez. Soixante ans après sa naissance et dix ans après sa mort, l’effet reste garanti. Et si cette compilation n’apportera fondamentalement rien de nouveau, elle aura peut-être au moins le mérite de remettre quelques pendules à l’heure auprès de ceux, innombrables et certainement majoritaires, qui ont toujours considéré la carrière post-Clash de Joe Strummer avec dédain.
1. Oui, bizarrement, ce mort-là n’a pas été magnifié. Quoiqu’on trouve sans doute certaine personnes pour penser qu’INXS était un groupe majeur – principalement chez les auditeurs de Rires & Chansons, soit.
2. Une mauvaise langue s’interrogerait sans doute sur la manière dont celui-ci aurait été reçu si son auteur avait été vivant mais, chuuuuuuuuut.
[Article paru en septembre sur Interlignage] L’époque n’est plus aux héros. Elle n’est plus non plus aux poètes. Il arrive que l’on ait le sentiment qu’elle n’est plus à grand-chose. Internet a tué les icônes du rock. L’idée même semble devenue caduque. Ce n’est pas forcément un mal, même si l’on n’est pas tout à fait certain que ce soit pour le mieux. C’est tout simplement différent, et c’est sans doute ce qui explique que tant de gens se bousculent pour aller acclamer des groupes reformés, vieillis, chauves ou obèses de pognon, de gloire rance – de tant de choses (de musique ? La bonne blague…) On connaît la chanson, toujours la même : c’est celle du survivant qui finit tôt ou tard par se couvrir de ridicule ; c’est celle du mort qui a toujours raison.
Joe Strummer ayant eu l’excellente idée de mourir il y a presque dix ans, au moment où il revenait au sommet et sans avoir eu le temps de reformer le Clash, on aura eu en guise de remerciement la politesse d’oublier ses mauvaises idées (à peu près toutes celles qu’il a eues dans les années 80), sa carrière solo erratique, sa décennie et demi de ringardise, son caractère de merde et ses mauvaises chansons. Même le single co-écrit avec Bono pour dire que le SIDA, c’est mal, fut poliment enterré sous le tapis de l’histoire du showbiz. Le héros se doit d’être pur. Si besoin, la mort le rendra incorruptible. Il est étonnant qu’une légende aussi déglinguée, aussi sordide, parfois, que celle du rock’n'roll, n’ait pas eu assez de soixante années pour comprendre que les meilleurs héros étaient faibles, fracassés, incohérents sinon occasionnellement inconsistants. Ce sont bien les erreurs d’Action Joe, ce surnom un brin risible, ses mauvais choix et son interminable traversée du désert (une petite quinzaine d’années à faire à peu près n’importe quoi sauf écrire de bonnes chansons)… qui en font un héros. La manière dont il est passé en l’espace de quelques semaines du pub-rock au punk. L’indigestion occasionnée par Sandinista!. Le programme politique digne d’un lycéen en colère. La rupture apocalyptique avec son groupe. La paternité de Manu Chao et de mille autres couillons de songwriters bio-dégradables. C’est parce que tout cela venait faire contrepoids aux hymnes et aux tubes, venait contredire les belles idées, que Strummer a été et restera la seule véritable icône du punk anglais.
Compiler les années Hellcat de Strummer, soyons clairs, revient à compiler l’ensemble de sa carrière solo, tant à peu près tout ce qu’il a entrepris entre 1985 et sa signature sur le label de Tim Armstrong (en 1999) mérite – dans le meilleur des cas – le qualificatif d’anecdotique. À vrai dire, ce que le John Graham Mellor a fait de mieux durant cet interminable passage à vide, c’est probablement cette apparition fantomatique et obsédante dans J’ai engagé un tueur, de Kaurismaki, à l’aube des années 90. Le reste ? On le laissera poliment aux oubliettes, entre un premier « vrai » album solo, Earthquake Weather, qui ne fit pas trembler grand monde, du caritatif pouilleux (le plus souvent au deuxième plan sur les belles photos promos) et des guests tristounets (faire les chœurs du nigaud Michael Hutchence 1 lorsqu’on est l’une des plus grandes voix du rock, mon Dieu). Quand les Pistols se reforment pour les 25 ans du punk, et se refont quelques livres sterling au passage, le Clash lui-même semble un peu passé de mode et c’est en quasi has-been que Strummer, par ailleurs plombé par des problèmes de label, donne quelques concerts assis. Le retour en grâce ? Dans le fond, pas sûr qu’il y en ait réellement eu un avant sa mort. Les deux premiers opus de ses Mescaleros passèrent relativement inaperçus, en tout cas pour un artiste de ce standing. Le dernier fut auréolé de succès, mais Joe avait passé l’arme à gauche depuis presque une année, déjà2.
Trois albums donc, ce qui pourra paraître un peu léger pour une compile. Oui et non. Il faut reconnaître que si Streetcore (2003) est une splendeur, Rock Art & The X-Ray Style (1999) et Global A GO-GO (2001) sont des opus très inégaux, que l’on aime surtout parce que leurs fulgurances n’en sont pas des demis. Formidable storyteller lorsqu’il ne s’embourbait pas dans des séquences dub de cinq minutes, Strummer était capable de rivaliser avec les plus grands folk-singers et de serrer la gorge même de ses détracteurs les plus acharnés, malheureusement plus souvent par éclats qu’autre chose. Mais dans le genre éclats, un "Nitcomb", un "Long Shadow" ou l’hypnotisant "Shaktar Donetsk" se posaient là. Las, ces morceaux de bravoure au lyrisme éraillé (citons encore "Johnny Appleseed" ou l’impeccable "Mondo Bongo") étaient rarement les seuls mets au menu, et il faut bien reconnaître que Streetcore mis à part, il est tout de même assez rare d’avoir envie de se farcir un album des Mescaleros en entier. C’est tout l’intérêt de cette compile, qui réunit ce qu’il était légitime de réunir, et a la bonne idée d’oublier le reste. Si vous connaissez déjà ces albums, inutile de vous embêter à aller jeter un œil à la set-list : c’est celle que vous auriez faite vous-même. Comme l’auteur de ces lignes. Comme tout possesseur de ces trois disques imparfaits, souvent oubliables, parfois à côté de la plaque… mais tellement humains et poétiques que l’on peine à en sortir.
Soit donc "X-Ray Style", "Forbidden City", "Coma Girl", "All in a Day", "Gamma Ray"… tous ces classiques qui n’en sont pas vraiment – qui le pourraient, qui le devraient. Qui restent encore, pour l’heure, en devenir. Folk, reggae, dub, mariachis, un peu tout ça à la fois. Strummeriens avant tout tant ils sont marqués par cette voix bouleversante, si familière et tellement copiée que l’on a parfois le sentiment qu’elle ne nous a jamais quittés. Dans un second temps, c’est d’ailleurs bien vivante qu’on la retrouvera, sur une face live réunissant, outre quelques raretés essentiellement composées de reprises ("The Harder They Come", "Junco Partner"…), l’avant dernier concert d’Action Joe, donné environ un mois avant sa mort en soutien à des pompiers en grève. Pour avoir marqué (selon la légende de manière totalement improvisée) les retrouvailles scéniques avec Mick Jones, cette brève prestation est évidemment devenue culte. Pourtant, ce sont moins les auto-covers convenues ("Bank Robber", "White Riot" et "London’s Burning") auxquelles se livrent les deux hommes, que l’on en retient, mais l’exceptionnelle vitalité de Strummer et de son groupe. Avec notamment la basse groovy et majestueuse de Scott Shields, l’ex-Clash semblait avoir enfin trouvé soutien à sa mesure, et si le concert de l’Acton Town Hall apporte un quelconque enseignement, c’est bien en ce qu’il est l’œuvre d’un vrai, bon groupe se taillant plus qu’à son tour la part du lion (versions renversantes de "Bhindee Baghee" ou de "Get Down, Moses" ; "Shaktar Donetsk" plus émouvante encore qu’à l’accoutumée). Comme toujours lorsque Strummer foulait une scène (ouvrait la bouche ?), c’est un étonnant flot de vie qui se dégage de ces quelques pistes chaotiques. Car si l’on a (trop) souvent voulu résumer l’ex-punk à son militantisme et à son indignation, c’est avant tout l’espoir et la foi (en l’humain, en son avenir) que ce type-là, qui ne ressemblait décidément pas à tant d’autres héros, chantait inlassablement depuis le milieu des années 70. Une foi inébranlable qui tiendra, jusqu’au bout. Lorsqu’il entonnait "White Man in Hammersmith Palace" ou "Global A GO-GO" ou "Coma Girl"… peu importe, dans le fond, ce que ce type venait vous raconter. Sa voix n’était plus qu’une main vous chopant par le colback pour vous tirer de là où vous étiez. Soixante ans après sa naissance et dix ans après sa mort, l’effet reste garanti. Et si cette compilation n’apportera fondamentalement rien de nouveau, elle aura peut-être au moins le mérite de remettre quelques pendules à l’heure auprès de ceux, innombrables et certainement majoritaires, qui ont toujours considéré la carrière post-Clash de Joe Strummer avec dédain.
👍👍👍 The Hellcat Years
Joe Strummer & The Mescaleros | Hellcat, 2012
1. Oui, bizarrement, ce mort-là n’a pas été magnifié. Quoiqu’on trouve sans doute certaine personnes pour penser qu’INXS était un groupe majeur – principalement chez les auditeurs de Rires & Chansons, soit.
2. Une mauvaise langue s’interrogerait sans doute sur la manière dont celui-ci aurait été reçu si son auteur avait été vivant mais, chuuuuuuuuut.