...
C'est un livre étonnant. Qui a le goût du soufre (même si le goût du sperme serait plus approprié), ce qui est finalement courant, et celui du récit - ce qui l'est beaucoup moins. Sur le papier, il est absolument détestable. Il ne parle que de cul, en appelant ça un cul, raconte une histoire d'une banalité si affligeante qu'on se demande si on va tenir trois pages, et comme si cela ne suffisait pas il la raconte longtemps - quand les tenants de la littérature pseudo-trash que le tout Paris adore (et que les amateurs de lettres ne lisent pas, ou peu, ou par accident) ont généralement la bonté (on ne dira pas la décence) de faire court. Tout y est too much. Le langage, sa crudité, le sexe, sa crudité, les sentiments, le cynisme qui les dissimulent maladroitement... tout. C'est indécent, c'est dégueulasse et occasionnellement, c'est horripilant. Et aussi (et donc ?) très excitant.
Parce qu'il n'essaie pas de l'être, précisément. Pas une seconde l'auteure n'est dans la provocation, elle ne tente même pas de faire rougir la bourgeoise 1. On ne saurait pas toujours dire exactement où elle est (sa narratrice elle-même n'a pas toujours trop l'air de le savoir). Mais ce n'est pas dans cette zone. Emma Becker, dont c'est par ailleurs le premier roman, se contente d'être - au sens littéral du terme : la dimension autobiographique est à peine voilée - et de raconter. Très bien. Une histoire banale, disions-nous, dans laquelle une étudiante entretient une passion torride avec un type marié, destructrice comme toute bonne passion - et jouissive. Elle n'a rien d'une nymphette, et lui semble évadé d'un mauvais pastiche de Matzneff. Le duo romanesque fonctionne incroyablement bien.
Rythmé, à la fois candide et tellement désabusé, Mr témoigne d'une telle aisance dans la narration qu'il se lit quasiment d'une traite malgré ses quelques quatre-cents pages. Il ne parle pas que de sexe, bien évidemment, ou plutôt ne parle que de ça, mais ne se limite pas à l'acte : l'attente du sexe est déjà le sexe. L'espérance du sexe est déjà le sexe. On attend souvent dans Mr. On s'ennuie pas mal. On réfléchis beaucoup. Il est lui-même une espèce d'interminable étreinte, tantôt chaotique et tantôt languide, dans laquelle le raffinement des esprits (qui ne manquent ni d'humour ni de cruauté, cela va sans dire) le dispute à la brutalité des corps, et où le concept d'intimité est remarquablement (re)mis en perspective. En le refermant, on se dit qu'il existe une infinité de manières de le recevoir, selon son background, ses préférences sexuelles ou - sans doute plus encore - sa génération. On pourra le trouver sordide sans que cela n'enlève ni n'ajoute quoi que ce soit à sa valeur intrinsèque. Ce n'est pas son but : à aucun moment, exigences romanesques minimales mises à part, on a le sentiment que l'idée soit de raconter une passion glauque. Mr est une histoire d'amour élégiaque d'une extrême cérébralité sous son apparente sauvagerie, et s'avère plus émouvant que ce à quoi l'on se sera attendu au moment de l'entamer. Il offre au demeurant un plaisir subsidiaire futile mais délectable : celui d'aller lire les critiques parues ici ou là et de s'amuser des précautions oratoires employées par leurs auteurs. Oui, c'est un livre excitant. A tout point de vue et l'en admettant que l'on puisse isoler ces points de vue. Malgré les clichés, que l'auteure, emportée sans être dupe, désamorce le plus souvent avec brio. Pour accoucher d'une œuvre littéraire par instants puissante et profonde comme du Lawrence.
1. On m'excusera ce féminin : le bourgeois, frustré comme se doit, sera pour sa part dans tous ses états.
C'est un livre étonnant. Qui a le goût du soufre (même si le goût du sperme serait plus approprié), ce qui est finalement courant, et celui du récit - ce qui l'est beaucoup moins. Sur le papier, il est absolument détestable. Il ne parle que de cul, en appelant ça un cul, raconte une histoire d'une banalité si affligeante qu'on se demande si on va tenir trois pages, et comme si cela ne suffisait pas il la raconte longtemps - quand les tenants de la littérature pseudo-trash que le tout Paris adore (et que les amateurs de lettres ne lisent pas, ou peu, ou par accident) ont généralement la bonté (on ne dira pas la décence) de faire court. Tout y est too much. Le langage, sa crudité, le sexe, sa crudité, les sentiments, le cynisme qui les dissimulent maladroitement... tout. C'est indécent, c'est dégueulasse et occasionnellement, c'est horripilant. Et aussi (et donc ?) très excitant.
Parce qu'il n'essaie pas de l'être, précisément. Pas une seconde l'auteure n'est dans la provocation, elle ne tente même pas de faire rougir la bourgeoise 1. On ne saurait pas toujours dire exactement où elle est (sa narratrice elle-même n'a pas toujours trop l'air de le savoir). Mais ce n'est pas dans cette zone. Emma Becker, dont c'est par ailleurs le premier roman, se contente d'être - au sens littéral du terme : la dimension autobiographique est à peine voilée - et de raconter. Très bien. Une histoire banale, disions-nous, dans laquelle une étudiante entretient une passion torride avec un type marié, destructrice comme toute bonne passion - et jouissive. Elle n'a rien d'une nymphette, et lui semble évadé d'un mauvais pastiche de Matzneff. Le duo romanesque fonctionne incroyablement bien.
Rythmé, à la fois candide et tellement désabusé, Mr témoigne d'une telle aisance dans la narration qu'il se lit quasiment d'une traite malgré ses quelques quatre-cents pages. Il ne parle pas que de sexe, bien évidemment, ou plutôt ne parle que de ça, mais ne se limite pas à l'acte : l'attente du sexe est déjà le sexe. L'espérance du sexe est déjà le sexe. On attend souvent dans Mr. On s'ennuie pas mal. On réfléchis beaucoup. Il est lui-même une espèce d'interminable étreinte, tantôt chaotique et tantôt languide, dans laquelle le raffinement des esprits (qui ne manquent ni d'humour ni de cruauté, cela va sans dire) le dispute à la brutalité des corps, et où le concept d'intimité est remarquablement (re)mis en perspective. En le refermant, on se dit qu'il existe une infinité de manières de le recevoir, selon son background, ses préférences sexuelles ou - sans doute plus encore - sa génération. On pourra le trouver sordide sans que cela n'enlève ni n'ajoute quoi que ce soit à sa valeur intrinsèque. Ce n'est pas son but : à aucun moment, exigences romanesques minimales mises à part, on a le sentiment que l'idée soit de raconter une passion glauque. Mr est une histoire d'amour élégiaque d'une extrême cérébralité sous son apparente sauvagerie, et s'avère plus émouvant que ce à quoi l'on se sera attendu au moment de l'entamer. Il offre au demeurant un plaisir subsidiaire futile mais délectable : celui d'aller lire les critiques parues ici ou là et de s'amuser des précautions oratoires employées par leurs auteurs. Oui, c'est un livre excitant. A tout point de vue et l'en admettant que l'on puisse isoler ces points de vue. Malgré les clichés, que l'auteure, emportée sans être dupe, désamorce le plus souvent avec brio. Pour accoucher d'une œuvre littéraire par instants puissante et profonde comme du Lawrence.
👍👍 Mr
Emma Becker | Denoël, 2011
1. On m'excusera ce féminin : le bourgeois, frustré comme se doit, sera pour sa part dans tous ses états.
Mon pauvre chéri: obligé de lire des livres de cul pour compenser ton lumbago :)
RépondreSupprimerHaha. Non, pas du tout, ça fait des mois que je l'ai lu, en réalité.
SupprimerJe sais, oui. Tu me l'as un peu prêté vois-tu...
SupprimerAh !!! Je l'ai cherché pendant des jours pour le re-parcourir au moment de mettre la dernière touche à cet article !
SupprimerBon, et tu as aimé ?
Je n'ai toujours pas commencé...
SupprimerEt après les gens comme toi vont me seriner qu'ils suivent toujours les conseils du Golb ^^
SupprimerHé, désolée de travailler 50h par semaines et de ne pas avoir ta capacité à faire 100 000 choses à la fois :)
SupprimerSi n'être pas moi était une excuse acceptable, ce monde aurait-il encore un sens ? ;-)
SupprimerC'est effectivement un très bon livre. Excitant, je ne sais pas, mais difficile à lâcher.
RépondreSupprimerLe qualificatif d'excitant n'engage évidemment que moi. Même si j'avoue que mon esprit tordu trouverait assez amusant qu'un lecteur égaré ne le lise que pour cette raison (et encore plus amusant que cela ne l'excite pas du tout au final). Je sais, je sais...
SupprimerLa raison pour laquelle je ne pouvais pas trouver ça excitant est assez évidente :)
SupprimerMais je peux comprendre. Au-delà du sexe c'est un livre vraiment bien fichu.
j'aime bien tes articles livresques Thom, à la fin je en sais absolument pas quoi penser mais justement c'est ça qui est bien :-)
RépondreSupprimerEuh... je ne sais pas trop comment je dois le prendre... :-)
SupprimerBel article.
RépondreSupprimerJ'aurais presque envie de le lire (alors que le sujet ne m'intéresse pas).
Ce blog est en tout cas de haute volée, depuis votre retour. C'est vraiment un plaisir.
Amitiés,
BBB.
Merci.
Supprimer99,9% des histoires sont banales, je te l'apprends pas.
RépondreSupprimerordonques il y a de la littérature là-dedans?!
tu as bien fait de nous prévenir, car pour le coup, c'est pas banal du tout.
un bon livre, quoi... c'est encore moins courant tout bien réfléchi.
je te laisse, j'ai branlette (pardon : je vais à la librairie)
Je ne suis pas tout à fait d'accord avec tes 99,9%. Il me semble que c'est (un peu) un raccourci, sinon une bonne excuse pour certains auteurs/scénaristes/etc. Il m'arrive tout de même assez régulièrement de lire des histoires qui n'ont rien de banal, qui ne me rappellent rien de particulier et qui n'ont pas besoin d'utiliser les douze mêmes situations pour proposer une réflexion ou une émotion universelle. Quand je dis que le point de départ de ce livre-ci est d'une "banalité affligeante", certes c'est une figure de style, mais c'est vrai aussi que des livres avec exactement le même point de départ, j'en ai lu des dizaines (peut-être plus). Des livres avec le même point de départ que le dernier Philip Roth (au hasard parce que c'est le dernier que j'ai lu - et d'autant plus au hasard que je ne l'ai pas trouvé grandiose), beaucoup moins.
SupprimerMais allons, c'est un autre débat. L'essentiel est que tu sois convaincu de te jeter sur ton paquet de kl... euh, sur ta librairie préférée :-)
(non, Arbobo : j'ai dit la librairie, pas la libraire !)
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimercombien d'instants puissants comme du lawrence? 2? 3 ? plus^^?
RépondreSupprimerIl reste heureusement quelques choses non quantifiables en ce monde, et l'intensité avec laquelle on reçoit un texte en fait partie.
SupprimerAprès, il est certain qu'aucun roman contemporain n'est puissant comme du Lawrence durant plus de trois instants :-)