mercredi 19 décembre 2012

Noir Désir – D’ambiguïtés en paradoxes


C’est Cocteau, je crois, qui disait : « Plus vous me projetterez dans la lumière, et plus je disparaitrai ». À sa manière, dans un sens sans doute légèrement différent, Noir Désir illustre à la perfection cette citation. On ne peut pas dire que le groupe bordelais fasse partie de ceux dont on a oublié de parler ces quelques vingt-cinq dernières années. Et pourtant quand d’autres, parfois bien meilleurs, donnent le sentiment d’en avoir tout dit, on a l’impression de n’en avoir jamais tout à fait fini avec ces quatre-là. Que ce n’est jamais assez juste, jamais ce qu’il fallait dire. Comme si l’exposition médiatique considérable du groupe l’avait caché au lieu de le mettre en lumière. Il suffit de voir le nombre d’articles à son sujet parlant si peu de musique et tellement trop d’autre chose. Et ce bien avant le drame que l’on sait1.

Cela vient peut-être de ce que le groupe, devenu mainstream presque malgré lui, appartenait à une culture résolument indé à laquelle le succès l’a arraché. On aura eu beau jeu de vanter l’inaltérable intégrité du quatuor, quand celle-ci n’empêcha rien ; quand ni la vigilance, ni les précautions oratoires ni la réticence à apparaître à la télévision ne préservèrent ces fans du Gun Club, de Fugazi ou des Bad Seeds des rotations (parfois ultra) lourdes sur les radios les plus commerciales du pays, dans les boites de nuits de province ou dans les Intermarchés. D’autres s’en seraient moqués et auraient pris ce qu’il y avait à prendre sans faire la fine bouche. Noir Désir, qui était étranger au cynisme, en souffrit de manière évidente (il suffit pour s’en convaincre de reprendre ces interviews d’un groupe nettement déphasé au moment de la parution de Des visages, des figures en 20012). C’est sans doute ce qui explique qu’il se soit reversé dans la seconde partie de sa carrière dans une forme de militantisme un brin systématique et fatigant, se réinventant inconsciemment – ou peut-être trop consciemment – en rebelle officiel du système. Qu’aurait-il pu faire d’autre ? C’était à son corps défendant ; il était pris dans un paradoxe que les évènements tragiques de Vilnius ne firent qu’exacerber jusqu’à ce que la corde, logiquement, cède.


Si l’on écarte les livres et autres travaux secondaires, Noir Désir laisse finalement une œuvre assez mince. Un EP et cinq albums qui suffirent à marquer profondément de leur empreinte le rock français, pour le meilleur souvent (une musique râpeuse et viscérale comme on crut longtemps que seuls les Américains savaient la faire ; des albums cohérents et inspirés jusqu’à la fin), et parfois pour le pire (un syndrome statue du commandeur sur lequel se crashèrent trop de bons groupes ; un romantisme adolescent sensible mais un peu maniéré qui déclenchera quelques unes des pires vocations musicales de ce pays, allant de pair avec un sérieux et un premier degré parfois sur-affirmés). La compilation qui paraît cette semaine pourra sembler une pilule difficile à avaler pour les fans, tant le groupe mangeait peu de ce pain-là lorsqu’il était encore en activité3. Ce n’est clairement pas à eux qu’elle s’adresse, mais à la frange la plus populaire de son public, celle qui porta son succès dans des sphères intersidérales. L’on y trouvera ainsi peu de traces du blues névrotiques ni du rock noise qu’on aima tant chez le groupe, ici presque exclusivement présenté, des "Sombre héros de l’amer" à "Lost", dans son versant tricoteur d’hymnes – donc d’époques. "Tostaky", "Le Vent nous portera", "En route pour la joie"… on ne peut pas dire que l’on aille de surprise en surprise, mais l’on ne peut pas dire non plus qu’il y ait grand-chose à jeter, même si les titres de 666.667 Club, leur album le plus faible aux mélodies souvent faciles, semblent de plus en plus médiocres au fil des années (d’autant qu’ils ne sont pas, ici, représentés par leurs meilleures porte-paroles). L’ensemble a au moins le mérite de rappeler que Noir Désir fut longtemps une bouée de sauvetage pour les dégoûtés de la bande FM, quand bien même à la notable exception de "Tostaky" c’étaient rarement les meilleurs titres qui passaient.

Le second CD et le DVD de l’édition dite deluxe ont une valeur supérieure, à tout le moins pour ceux ne connaissant de Noir Désir que ses albums studio et ne possédant ni le somptueux coffret En route pour la joie ni la compilation de remixes One Trip, One Noise. Rien de réellement inédit ici, plutôt un assemblage de reprises et collaborations allant du dispensable ("Back to You") au sublime (la cover d’"Aucun Express", de Bashung), en passant par l’attendu ("Ces gens-là", "21st Century Schizoïd Man" ou "L’Iditenté" avec les Têtes Raides) et le plus expérimental, à l’image du remix décharné que Sloy fit des "Écorchés", qui semble rétrospectivement annoncer Zone Libre avec dix ans d’avance. Il y a au moins cela pour rappeler que Noir Désir était de ces groupes se réinventant en permanence, appliquant d’abord à sa musique la fameuse exigence qui fit beaucoup pour sa réputation. Certes, tout cela était paru ailleurs et relève plus d’une espèce de best of des collaborations externes que de la rareté à proprement dire. Mais cet apport offre en creux un complément habile au premier CD, qu’on aurait presque pu intituler Derrière les hits.


👍 Soyons désinvoltes, n’ayons l’air de rien
Noir Désir | Barclay, 2012


1. … et à propos duquel on ne trouvera nulle trace ici de la romantisation puérile – pour rester poli – qui préside à la plupart des articles l’évoquant sur le Web musical, qui ne s’est jamais vraiment remis du choc qu’il ressentit en 2003. Osons dire qu’il serait peut-être temps.
2. Et encore avaient-ils alors de la chance : ils l’ignoraient, mais ça n’allait faire qu’empirer.
3. Oui parce qu’il a splitté – personne ne peut l’ignorer vu le matraquage médiatique risible qui en découla, couronné par une Une de Libé pour ne strictement rien dire.