samedi 22 juin 2013

Les Croquenots parlent aux croquenots

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°105]
blankass - blankass (1996)

Il y a tout de même un avantage à vieillir. Un seul, mais non des moindres : on apprend un peu à se comprendre. Pas forcément à se connaître, mais c'est un bon début.

En réécoutant l'autre jour le premier album de blankass, que je n'avais pas ressorti depuis un ou deux ans au moins (en même temps à quoi bon ? Les disques qu'on préfère sont toujours ceux qu'on écoute le moins : on en connaît le moindre micro-micro-micro-sillon), j'ai réalisé tout d'un coup à quel point cette musique était... différente de tout ce que j'écoutais à l'époque. Et à quel point elle l'est finalement peu de la plupart des choses que j'aime aujourd'hui. En un sens et bien qu'il n'appartienne pas réellement à ce genre musical, il est probable que ce soit le premier disque de country que j'aie aimé. Il n'est pas impossible que j'en aie eu d'autres avant celui-ci, je ne me rappelle pas vraiment tant j'achetais compulsivement à l'époque. Mais je crois que pour aimer et comprendre cette musique-là, j'avais besoin qu'on me la chante raconte en français. Ce qui est en fait assez logique.

Je disais que blankass était différent car je me rappelle très bien l'avoir acheté le même jour qu'Outside de Bowie, et que si ce dernier m'a mis une gifle dont il me fallut des années pour me remettre, c'est certainement le premier que j'ai le plus écouté durant les années suivantes. Et chanté. Et repris devant le miroir de la salle de bain avec mon groupe invisible uniquement composé d'un panda en peluche géant à la batterie (qui était une bassine sur laquelle Joe - le panda - jouait avec deux règles). J'aurais pu ne pas l'aimer, du tout. C'était une musique un peu rustre, par rapport à mes goûts de l'époque (je commençais alors à m'intéresser à des choses plus expérimentales... ceci dit en gardant bien en tête qu'à cet âge, est expérimental tout truc qui ne vous en rappelle pas un autre - ah, l'arrogance de la jeunesse). J'aurais pu trouver ça sans intérêt, en plus c'était chanté en français, ce qui quand j'étais plus jeune était rarement un bon présage. En plus, ma mère aimait bien. Repoussoir.

C'eût été oublier évidemment que rustre, je l'étais un peu aussi. Beaucoup, même. J'ai adoré cet album presque instantanément, et aussi bizarre que cela puisse paraître ce n'est que tout récemment que j'ai réalisé à quel point ses historiettes étaient proches de mon quotidien d'alors, à quel point cette musique de cul-terreux s'assumant comme telle parlait au cul-terreux que j'étais. Les personnages de ce disque, Maria, Léon l'alcoolique, le garagiste, même les vieux de "Danse avec les vieux"... je les côtoyais tous les jours. Il y avait une proximité évidente qui tenait bien plus au fond qu'à la forme, au regard jeté sur le monde plutôt qu'à l'accordéon ou à l'influence des Pogues (que je ne connaissais évidemment pas). Ça ne racontait pas exactement ma vie, mais ça y ressemblait souvent.

Jeune, je n'aimais pas tellement cet univers dans lequel je vivais. Il a fallu que je devienne citadin pour réaliser à quel point j'étais un plouc, et combien je pouvais en être fier. Il est donc d'autant plus ironique et paradoxal que je me sois mis à adorer cet album-là, qui évoquait avec empathie et tendresse tout ce que je détestais alors de manière quasi viscérale, au quotidien. J'ai toujours eu, avec la campagne et donc mes origines, des rapports complexes, faits d'incompréhensible attraction et de rejet violent (et tout aussi incompréhensible), que mon ami Ernesto Violin a involontairement résumé un jour qu'il moquait un album de Springsteen : "La sublimation à outrance de la working class ça va bien un moment, mais je n'ai pas l'impression, quand une demoiselle en fleur passe devant moi avec un chariot de patates, de contempler Cléopâtre sur son destrier indomptable." Je pourrais vous dire pareil de Léon l'alcoolique, personnage fort attachant en chanson, poignant dans un roman, mais surtout pathétique et casse-burne dans la vraie vie. Tout est dans le terme "sublimation". Je suis tombé amoureux de ce disque parce qu'il était proche, tout proche, tout en sublimant cette proximité. Les mots étaient simples, pourtant ; les mélodies n'allaient pas forcément chercher bien loin, se reposant beaucoup - avant tout - sur l'énergie et une forme de spontanéité collant parfaitement avec le reste. Oui, c'était de la country. Dans tous les sens du terme. Un truc qui chantait sans plus de mépris que de complaisance les gens ordinaires, un peu gueulard, un peu couillon, mal fringué mais sympa et humain - vraiment humain. blankass, c'est un disque à odeurs, et celle de la sincérité est bien plus forte encore que celle de la Kro. Un peu madeleine, bien entendu, tant elles sont nombreuses les images qui me viennent lorsque je l'écoute. La maison de mon enfance, bien sûr. Les premières cuites dans le champ d'à côté. Les premiers - et derniers - chapardages à l'épicerie du coin. Les premiers coups de boule. Les coups de boules suivants. Même mon amoureuse de l'époque, devenue coiffeuse à domicile dans des patelins dont les noms vous sembleraient improbables et qui mériterait bien, j'en suis convaincu, une chanson de blankass pour rappeler au monde comme elle était belle, il y a un siècle, et comme j'aimais l'embrasser même si je crois bien l'avoir jetée comme une merde pendant les vacances scolaires (pensez donc : elle habitait à six kilomètres, et six kilomètres pour un ado là où j'ai grandi, c'est quasiment Pékin-Express).

Un peu madeleine disais-je, mais pas que. Oh que non. blankass est aussi un excellent album en soi, quasi irréprochable esthétiquement et pétri de grandes chansons. C'est sans doute pourquoi je l'aime encore plus aujourd'hui qu'à la fin des années quatre-vingt-dix (je lui avais d'ailleurs préféré par la suite le deuxième album, ce qui n'est plus du tout le cas aujourd'hui - même s'il est également très bon... d'ailleurs hormis le dernier, tous les albums du groupes sont de très bonnes factures, généralement extrêmement bien produits par rapport à ce qui se fait chez nous). A l'époque mes copains ne juraient que par le lyrisme affecté de Noir Désir (je t'aime tellement que je vais me taillader les veines. Ou te tuer.) ou par des trucs plus Télérama et lettrés (Têtes Raides, La Tordue... que j'appréciais par ailleurs). Mais tous les gens de bon goût - donc de mauvais - savaient que les seuls qui avaient LE truc, c'étaient Blankass. Eux, il n'avait pas besoin de poses pour être rock, ne se réclamaient de personne et avaient saisi mieux que qui que ce soit l'essence du rock et de la country. Quand la presse parlait à leur sujet de chanson rock (beurk) ou de rock musette avec tout ce que l'expression sous-entend de mépris et de pincettes (toujours cette manie de l’intelligentsia française d'avoir honte de sa culture populaire, comme si c'était si difficile que ça d'écrire noir sur blanc "La Java bleue" est une grande chanson), blankass était dans le fond le premier - et dernier - groupe français d'alt-country, même si je ne me rappelle pas les avoir jamais entendus sur ce sujet. Exactement comme Whiskeytown, les Jayhawks ou d'autres, ils allaient puiser à la racine des histoires de rien, souvent tristes et parfois franchement drôles, pour les recracher avec la dynamique et la provoc' du punk ("Monseigneur" est le meilleur exemple sur cet album). Surtout, ils le faisaient à leur manière : si les influences sont suffisamment évidentes pour qu'on n'ait pas besoin de perdre du temps à les lister, blankass sonnait avant toute autre chose français et, sans sombrer dans cette forme d'intégrisme patriotique qui sclérosait la scène française à l'époque1, s'inscrivait réellement dans une tradition et un héritage totalement enterrés depuis une dizaine d'années. En cela, le groupe berrichon était largement supérieur aux groupes country/folk français d'aujourd'hui, qui font tout pour sonner americain tout en n'entravant rien - ou si peu - à l'Americana ou à ses codes (et entre nous : quand bien même seraient-ils des fétichistes experts de la question, quel intérêt ?). Blankass aura sans doute toujours l'air un peu ringard en regard de la dernière sensation indie-folk parisienne, n'empêche qu'il sera toujours plus vrai, plus fort et plus pertinent que cette dernière, aussi bien fichue puisse-t-elle être. Marrant comme j'y reviens sans le vouloir, simplement en écrivant au fil de la plume. A la lutte des classes, et à celle des milieux. Parce que c'est ça. Ce groupe en général et cet album en particulier : de la vraie musique prolo, qui ne se donne pas de grands airs et envoie la purée. Mettons les choses au clair histoire de finir sur une note nette et sans bavure : si vous êtes issus de la classe moyenne, que vous avez grandi dans une grande ville et que vous vénérez Radiohead ou les auteurs des Éditions de Minuit, vous avez 0,00 % de chanson de piger quoi que ce soit à ce disque. En revanche, si vous avez grandi dans le trou du cul du monde, que vous aimez traîner au PMU du coin, êtes déjà sorti avec une caissière et que votre joueur de foot préféré est Tony Vairelles... foncez.



Trois autres disques pour découvrir blankass :

L'Ere de rien (1998)
L'Homme fleur (2003)
Elliott (2005)


1. Si la loi sur les quotas de chanson française à la radio est une véritable infamie, il faut toutefois lui reconnaître d'avoir permis, dans les quatre ou cinq ans qui ont suivi, à quelques bons groupes - dont celui-ci - de s'exposer à un public qu'ils n'auraient jamais rêvé toucher quelques années plus tôt.

10 commentaires:

  1. Le Golb, ou l'art de te convaincre d'écouter des trucs que t'as jamais eu envie d'écouter ;)

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  2. Purée, énorme article, chute génial, franchement je souscris à tout. Merci Patron!

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    1. De rien, surtout que je crois que je t'ai piqué un truc que tu m'avais dit dans une discussion à ce sujet il y a quelques mois... ;-)

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  3. C'est clair qu'ils avaient "le truc". Il est super ce disque, tout ce que le rock français devrait être. Par contre, malheureusement, je serai beaucoup moins généreuse avec ce qu'ils ont fait depuis...

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    1. Ils sont peut-être inégaux (celui-ci aussi, d'ailleurs) mais je les écoute toujours avec plaisir. L’Ère de rien envoie le bois (même si les morceaux sont tous un peu foutus pareils), L'Homme fleur contient quelques unes des meilleures chansons du groupe (Mondiale idée, Pour la lumière...), Elliott est différent et sûrement un peu moins abouti mais il a aussi ses très bons moments. A part le dernier, moi, je garde tout...

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    2. Pour moi à partir du moment où ils mettent le côté folk de côté, ça me plaît. Je trouve que le groupe perd sa personnalité. Eliott, c'est un album de variété, ce n'est pas très intéressant, pour moi...

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  4. "si vous avez grandi dans le trou du cul du monde, que vous aimez traîner au PMU du coin, êtes déjà sorti avec une caissière et que votre joueur de foot préféré est Tony Vairelles... foncez."

    Oui.

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  5. Si c'est pour écrire d'aussi bons trucs moi je suis okay pour que tu fasses qu'un article par semaine :D

    Bon sinon j'aime pas mais l'article est cool ;)

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    1. Non ? C'est vrai ? J'ai ton autorisation ? Ça me touche, merci ;-)

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