[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) N°56]
La Vie immédiate - Paul Eluard (1932)
Je lui prêtais ma plume et elle me prêtait son corps. C'était un échange de bons procédés qui me convenait bien, et sans doute mieux à elle. J'étais tout petit, à l'époque... dix-sept ? Dix-huit ans ? Enfin, je débarquais à la fac - à la ville - et c'était il y a très longtemps, et elle était un bien meilleur coup que moi, qui avais une bien meilleure plume qu'elle. Tout le monde s'y retrouvait, à commencer par moi qui avais tant de peine pour me trouver. Cela ne me dérangeait-il pas, demanda-t-elle un soir, de me taper tout le programme de deuxième année ? J'ai souri et lui ai laissé le loisir de formuler correctement sa phrase.
Ça ne me dérangeait pas et même, cela me plaisait bien. Ses cours me paraissaient bien plus intéressants que les miens. Déjà, c'étaient les siens, ce qui avait tendance à les rendre naturellement passionnants. Mais au-delà de ça, ils me semblaient plus variés, s'aventurant vers des choses - et des auteurs et des sujets - qui m'étaient plus étrangères, et notamment ce Paul Éluard, et notamment toute cette poésie plus contemporaine qui me semblait si loin et si proche à la fois, à moi qui depuis des années ne sortait quasiment plus du XIXème dès lors qu'il s'agissait d'ouvrir un livre. Pardon Victor, pardon Gérard ; je peux le dire aujourd'hui sans rougir : à un moment, j'en ai eu un peu marre de vos métaphores, de vos rappels mythologiques et vos hululements d'amoureux transis. Paul Éluard est passé par-là en même temps que cette fille qui avait un nom à directement sortir d'un de ses livres. Je l'ai aimé tout de suite, lui. Je l'ai désirée, elle. Et je me suis empressé de me vautrer dans cette Vie immédiate dont le titre me semblait si beau, simple autant que fort. La Vie immédiate. Dès la couverture, je sentais que quelque chose d'extraordinaire m'attendait. La Vie immédiate. C'est une fragilité et à la même seconde, c'est un impératif. Ce n'est pas La Vie peut-être, ce n'est pas La Vie tout court, ce n'est pas Ma vie (ni la sienne). C'est la vie, ici et maintenant. J'ai ouvert le livre en me disant que ce type-là ne pleurait certainement pas sur des amours perdues, des femmes qu'il rêvait fatales pour oublier qu'il était un cœur d’artichaut et se faisait souffrir tout seul. Je n'ai pas eu besoin d'une longue analyse pour que sa sensualité m'éblouisse : ce type mort depuis des décennies ne voulait pas parler que de cela, mais chacun de ses mots exsudait le désir. C'était le même élan. Le même abandon.
De mémoire (je ne l'ai pas sous la main - je n'en ai pas besoin : je l'ai lu cent fois depuis), le recueil s'ouvre sur un déchirement, sur ce "grand malentendu des noces de radium". On imagine le choc, mon petit œil fragile qui devient moite, mes sourcils qui se haussent et, derrière moi, Éva qui me sourit comme si elle cherchait à illustrer quelque chose. Je me revois encore dévorant le livre (l'édition contenait - contient toujours - également La Rose publique et Les Yeux fertiles) en une grosse matinée, subjugué par ses trouvailles, excité à chaque nouvelle page et à chaque nouveau titre ("À perte de vue dans le sens de mon corps", "À peine défigurée", "Le Bâillon sur la table"... comment pourrait-on ne pas mourir d'envie de lire des choses ainsi intitulées ?). Des années plus tard, je n'arrive pas à savoir si ce sont mes souvenirs qui ont tendance à marier Éva et Éluard, ou bien s'ils se conjuguaient effectivement très bien d'eux-mêmes. Il faut comprendre - je ne suis pas clair - que j'étais suffisamment moi pour faire de meilleurs commentaires de texte que ma belle deuxième année, mais que j'étais loin de l'être assez pour savoir ce que j'aimais, ce que je sentais, ce que je voulais. Qu'il se soit agi de sexe ou de littérature, de désir ou de poésie. Écouter Éva rendre l'âme entre mes bras, parcourir un extrait de La Vie immédiate... c'était le même tourbillon de sensualité, le même érotisme trouble. Je crois n'avoir jamais éprouvé le plus vague sentiment amoureux pour elle, mais pourtant chaque fois que je lisais un des textes du recueil, j'étais incapable de m'empêcher de projeter son image sur les mots. C'est évidemment moins le cas aujourd'hui. Je crois que depuis lors, elle exerce le fascinant métier d'épouse de conseiller financier en Corse, élevant plein d'enfants que j’imagine moches, sales et casse-couilles comme tous leurs semblables (il faut le dire une fois pour toutes : l'enfant est le pire ennemi de la poésie, l'enfant est l'inverse absolu du Beau). Je le sais car l'an dernier, lorsque j'ai déménagé, je me suis aperçu que mon exemplaire de La Vie immédiate était en fait le sien, défiguré de notes scolaires et parfois erronées, barbouillé de stabilo fluorescent et d'autres joyeusetés bien vaines - puisque c'est finalement moi qui ai rédigé tous ses devoirs sur le sujet. En réalisant cela, avec le regard plus adulte du type qui comprenais désormais mieux et la littérature, et le désir et la vie aussi dans tout ce qu'elle peut d'avoir de sensuel et d'immédiat, j'ai eu envie d'aller la stalker sur Facebook, comme pour le plaisir un peu gratuit de me donner raison à moi-même. Je l'ai trouvée assez facilement - nous avons encore de vieilles connaissances communes - et j'ai pu constater, à parcourir ses photos qu'elle semble se faire une fierté de partage publiquement, que son exemplaire de La Vie immédiate ne lui manquait probablement pas. Cela m'a rassuré, principalement sur mon inaptitude absolue à vivre dans le vrai monde - celui où elle vit désormais qu'elle n'est plus un Absolu ni une gravure mentale.
Éva n'existait plus, ce qui n'était pas bien grave puisque le diplôme que ma fascination pour Éluard et nos fornications interstellaires lui avaient permis d'obtenir n'existaient plus non plus. Tout semblait à présent lointain, à part ce livre qui était là, tout gribouillé, dont il manquait la page cent-soixante-neuf. La fin du "Baiser" qui, je crois, s'achève par "Gagner un instant / Et ne plus jamais douter de durer." Je vous remercie par avance de ne surtout pas me détromper.
Encore un sacré texte...
RépondreSupprimerJe lis pas tellement les trucs litté sur le Golb mais là je connaissais le truc alors j'ai voulu voir : j'ai vu ! J'adore imaginer Eva en 2013 à des années lumières de s'imaginer ce qu'elle a provoqué malgré elle ha ha ha :)
Si ça se trouve Eva n'existe même pas, méfiance ;-)
SupprimerIl y a tout, dans ce texte...
RépondreSupprimer"l'enfant est le pire ennemi de la poésie, l'enfant est l'inverse absolu du Beau"
RépondreSupprimercertes. sauf quand il dort. là c'est la Beauté absolue...
Oui. En plus c'est éphémère, comme la vie, l'amour et les fleurs ^^
SupprimerOn ne peut pas dire "très bel article", nous n'en somme plus là.
RépondreSupprimer;-)
BBB.
;-)
Supprimerpour abonder dans ton sens concernant les gnards, un petit texte aimable de linda lemay qui te fera sûrement sourire si tu ne le connais pas: http://youtu.be/e50sIwzwFZ4
RépondreSupprimernéanmoins, ta phrase est mal tournée, on pourrait écrire exactement l'inverse sans que cela choque le moins du monde; nb: seul un enfant est en mesure d'écrire de la poésie....que devient donc cette phrase dans ce cas?^^ (...et où sont donc tes poèmes pour que tu parles ainsi?^^)
^^
SupprimerTu as raison, c'est plus le fait d'avoir des enfants que les enfants eux-mêmes ;-)
sois rassuré, il n'existe aucune inclinaison biologique chez le mâle de l'espèce pour avoir des enfants^^ (d'ailleurs, pour la petite histoire, on ne trouve aucun livre sur ce qu'est ontologiquement la paternité et ce, dans n'importe quelle librairie ou supermarché du livre type fnac et consorts^^, c'est te dire l'ampleur des connaissances en la matière...)
Supprimer"moches, sales et casse-couilles comme tous leurs semblables "
Supprimerj'allais dire, paraphrasant Jacquot, si on rajoute à ca le bruit et l'odeur... mais je vois que Lemay en a fait un joli texte...
Bah écoute GMC, tu me rassures pas parce que bien heureusement, je ne m'inquiétais pas :-)
SupprimerL'humanité ne mérite plus d'enfants.
RépondreSupprimerQu’Éva ait existé en vérité ou non, aucune importance. Elle a pris vie avec tes mots.
RépondreSupprimer(Ainsi que son crétin de mari et ses mouflets à la morve au nez.)
J'en ai un peu marre d'avoir la gorge serrée en te lisant, M'sieur du Golb.
Dis, c'est quand que tu écris un roman ?
Je ne peux rien dire pour Éva, par contre le crétin de mari et les mouflets existent forcément. Ils finissent toujours par exister, à un moment ou un autre ;-)
SupprimerPour le roman... la réponse serait trop longue, alors joker.