[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°106]
The Calcination of Scout Niblett (2010)
Chaque fois que j'entends cet album, j'ai l'impression d'avaler un couteau. C'est plus fort que moi. Il y a un truc qui me serre les tripes. Je ne suis même pas convaincu de savoir pourquoi.
Ce qui est marrant, c'est que je l'ai loupé à l'époque. Entendu mais pas forcément aimé comme il se devait. D'ailleurs je n'aime pas cet album. Je ne prends aucun plaisir à l'écouter. Il représente tout ce qui m'irrite dans le rock depuis que j'ai passé l'âge d'en écouter. Le recyclage perpétuel (Scout Niblett a fondé sa carrière sur quatre riffs de Nirvana déclinés jusqu'à l’écœurement), le mélodrame permanent, le lyrsime affecté qui sous prétexte de mettre ses couilles sur la table est supposé vous faire oublier que mélodiquement, ce n'est finalement pas terrible. Je n'aime pas cet album et je n'aime pas ce genre de musique, que j'associe toujours presque instinctivement à un adolescent surjouant la dépression pour faire savoir au monde qu'il existe. Donc à l'adolescent que j'étais. Et qui un beau matin de 1994, a compris : Kurt Cobain était mort et subitement, tous ces groupes dépressifs ont fini par passer pour ce qu'ils étaient - des poseurs. Un coup de fusil et le grunge était terminé. Cobain avait poussé le concept jusqu'à son paroxysme. La mort était l'aboutissement logique du grunge. In Utero était son antichambre : un disque de star brisée qui essayait vainement de faire croire qu'un poil de vie l’irriguait encore. I Hate Myself & I Want to Die. Ce devait être son titre, et sans doute que les vieux cons comme celui que je suis devenu auraient bien ri à l'époque, en lisant un truc pareil. Jusqu'à ce que le geste rejoigne la parole.
Alors non, je n'aime pas ce disque et en même temps je ne peux pas lui résister. Il a mis longtemps - des années - à s'imposer à moi. Sans jamais que j'arrive vraiment à dire que je l'aime, parce que c'est comme ça, parce que c'est un fait : je ne prends aucun plaisir à l'écouter. Il me fait mal. Aucun autre album de son auteure ne me fait un tel effet. Sans doute que Steve Albini (le mec qui a produit I Hate Myself & I Want to Die, tiens donc) a su tirer la quintessence de Niblett, de son rock en apnée, quasi non-arrangé parce qu'il ne sert à rien d'embellir un cadavre avant de le mettre en terre (c'est pourtant l'un des plus anciens rituels de l'histoire de l'humanité). Je n'aime pas ce disque et je l'aime quand même - ou disons que je le regarde avec une forme de crainte respectueuse. J'admire sa radicalité, son épure, des choses si rares de nos jours. On finit presque par croire parfois que la radicalité est question de son. Que dans le rock, il faut être inaudible pour être radical. La radicalité, c'est juste d'avoir des principes et de s'y tenir. Scout Niblett ne jure que par sa voix et sa guitare (sur)saturée. Elle préfèrerait crever plutôt que de faire autre chose, et elle a bien raison. Cette petite tenue lui va mieux que sur des albums plus habillés, où on la sent toujours un peu à l'étroit, engoncée dans des fringues qui ne sont pas les siennes. On n'ose imaginer cet album-ci autrement que décharné. The Calcination of Scout Niblett, franchement ? Il ne doit en rester que de l'os - éventuellement quelques cendres que le vent n'a pas encore dispersées.
C'est exactement le sentiment que laisse l'album, dont les mélodies sont parfois assez coriaces, et qui pourrait aussi bien me donner l'impression d'avaler un tisonnier. Ailleurs un peu bourrine, un peu trop pan-dans-ta-face-tu-vas-voir-ça fait-mal, Scout Niblett se découvre ici une forme de finesse qui ne fait qu'apporter de l'eau à son moulin en feu. C'est ici "I.B.D.", ballade anguleuse comme pas permis sur laquelle le voix enfatine chouine sa douleur à n'en plus finir (c'est souvent le cas avec la douleur - c'est pour ça qu'on en fait des albums). C'est là "Just Do It!", morceau comme son nom l'indique sur l'impossibilité des corps, avec son riff à faire passer Tony Iommi pour un bûcheron insensible. L'album fourmille de ces moments à bout de souffle où la chanteuse semble à l'agonie, acculée par la vie et prête à enfin passer à l'acte. Je n'aime pas ce disque mais je l'aime parce que pour la première fois depuis que Scout Niblett a débarqué, il y a de cela un moment maintenant, je ressens la sincérité et l'abandon que la plupart de ses fans sentent depuis si longtemps. Jusqu'à ce disque, j'avais toujours eu un sentiment de distance ; je la regardais se morfondre sans particulièrement m'investir dans cet étalage un brin morbide et totalement exhibitionniste dont elle a fait sa marque de fabrique. Il y avait parfois de bonnes - voire de très bonnes - chansons ("I'll Be a Prince", "Your Last Chariot"), mais tout cela ne me touchait finalement pas particulièrement et sur la longueur, cette musique me paraissait surtout irritante et paradoxalement assez pompeuse sous son apparente simplicité. Je ne sais pas exactement à quel moment la Vérité se dégageant de The Calcination of Scout Niblett m'a sauté aux yeux. A quel moment j'ai arrêté d'écouter cet album pour commencer à - attention phrase ronflante - le sentir. Peut-être bien après avoir vu la (pas tellement) jeune femme sur scène, un jour. Réalisé qu'elle ne trichait pas et qu'il n'y avait rien de factice dans les fêlures qu'elle affichait. Sûrement à cause que ce que je racontais plus haut à propos de Kurt Cobain, je me suis toujours un peu méfié des artistes autoproclamés (ou proclamés par les médias, ce qui à la fin revient au même) écorchés vifs. Je m'appelle Thomas : j'ai besoin de le voir pour le croire. Et ce que j'ai vu ce soir-là m'a convaincu, abasourdi même. Ce décalage entre l'apparence de la demoiselle (petite fille fragile barricadée derrières ses vêtements amples) et la violence sourde de sa musique, qui semblait prête à tout dévorer sur son passage. C'est ce soir-là je crois que j'ai réalisé que dans le fond, j'aimais The Calcination of Scout Niblett. Il ne m'a plus quitté depuis, avec ses chansons viscérales, parfois ratées mais souvent fortes, dont chaque riff donne l'impression d'avoir été conçu pour figurer une éviscération. "Strip Me Pluto" a depuis rejoint mon panthéon personnel, ou plutôt (pluto), l'un d'entre eux : celui où je range les œuvres les plus sombres, celles qui parviennent à suffisamment effleurer le vide existentiel pour accompagner mes pulsions les plus secrètement suicidaires. Je ne pourrai jamais complètement écrire que j'aime ce disque : cela reviendrait à dire que j'aime la mort, le suicide, le vertige et le mal être. J'ai envie de croire que je vaux mieux que cela, que cette musique ne parle qu'à une infime partie de moi, que je ne suis pas du genre à tomber aussi facilement dans son piège. Que Scout me pardonne donc de l'avoir répété autant de fois en quelques lignes : quand je dis que je ne l'aime pas, elle doit le prendre comme un compliment ; chaque fois que j'écoute The Calcination, il donne effectivement vie à des choses que je préfère ne pas savoir de moi.
Trois autres disques pour découvrir Scout Niblett :
I Am (2003)
Kidnapped by Neptune (2005)
It's up to Emma (2013)
Superbe article encore une fois. J'aime même pas ce disque en plus, mais mon dieu que tu en parles bien :-)
RépondreSupprimerMerci...
SupprimerHé merde, je me suis fait voler mon com ^^
RépondreSupprimerJ'aime pas trop le disque non plus mais par contre je kiffe l'article ;)
Je suis désolé, par rapport aux commentaires précédents, mais moi, quand j'écoute ça, il me manque un truc. Je ne sais pas quoi. J'aime bien, mais sans plus.
RépondreSupprimerTu me pardonneras ;-)
Tu me donnes envie de me remettre tous les albums, là maintenant, tiens...
RépondreSupprimerJe suis un peu pareil, Scout, je trouvais ça juste très sympa, avant de la voir sur scène. Après, on ne l'écoute plus de la même façon.
Je vais même pas répondre aux autres sourds, tu vois ;-)
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