En ces temps où le plus petit artiste se prétend inclassable alors que n’importe qui saurait le classer en moins de trois secondes, il est bon de rappeler qu’il existe en réalité différentes manières d’être un artiste (ou un groupe) inclassable – et accessoirement qu’il ne s’agit pas toujours d’un compliment à faire. A côté des génies impossibles à étiqueter, et des bouffons qui espèrent que personne ne s’apercevra qu’ils peuvent l’être, se trouve une troisième catégorie – largement majoritaire – composée de tout un tas de musiciens dont on ne sait pas trop quoi faire, inclassables un peu malgré eux, faute de cohérence ou de constance ou des deux à la fois.
Les Dirtbombs auraient pu, dans la foulée de leur second album Ultraglide in Black, devenir l’un des groupes majeurs des années 2000. Pu ou dû. On n’en sait trop rien, de même qu’on ne saura sûrement jamais s’ils ne le sont pas devenus parce qu’ils n’en avaient pas réellement les moyens, ou juste parce qu’ils n’en avaient aucune envie. D’aucuns à leur place auraient alors coché la case « groupe culte », mais ça non plus, ça ne semblait pas particulièrement les exciter. Restait encore la possibilité de rejoindre l’assemblée des artisans sympathiques, tous ces groupes qui ont les bonnes références à défaut d’avoir les bonnes idées. Sauf que même s’ils sont un tantinet obsessionnels et adorent les reprises (au point d’en avoir enregistré quasi autant que de compos originales), chaque incursion dans leur répertoire personnel recèle tellement de bonnes choses que c’en est presque générateur de regrets. Finalement, quinze ans après leur premier album (un coup de latte punk-rock répondant au doux nom de Horndog Fest), les ex-(faux)jeunes premiers de Detroit sont devenus un de ces groupes que l’on retrouve toujours avec certain plaisir, mais dont on n’attend plus grand-chose, faute d’avoir su enchaîner deux bons disques de suite dans un registre un tant soit peu similaire. On les trouve toujours cool, on sait apprécier leurs fulgurances (lorsqu’il y en a, ce qui n’était pas franchement le cas sur leur précédent Party Store), mais on a renoncé à esquisser les contours de leur style, qui à quelques accents stoogiens prêts a tendance à fluctuer – et pas qu’un peu – au gré des changements d’humeur de leur leader Mick Collins.
Groupe cyclothymique au sein duquel l’exercice de style a fini par devenir une règle, donc un quasi contresens, les Dirtbombs publient en 2013 un album autoproclamé de bubblegum pop. C’est tout sauf une surprise, puisqu’il y a dix ans déjà, ce devait être l’exercice de style-du-mois-de-l’année sur le mésestimé Dangerous Magical Noise, avant que le groupe ne change d’avis au moment du mix (ceux qui connaissent le disque en question n’ont pas besoin qu’on leur précise qu’il n’a au final rien à voir ni avec la pop, ni avec le chewing gum). Ce qui surprend en revanche, c’est la solidité de ce nouveau cru au titre effectivement imprononçable pour qui n’a pas de la pâte à mâcher dans la bouche (Ooey Gooey Chewy Ka-blooey!). Genre bâtard s’il en, celui-ci colle (haha) étonnamment bien à un groupe qui a toujours un peu navigué entre les étiquettes, capable de passer de la déflagration punk au R&B sans crier gare. Dès l’intro du goguenard et entendu "Sugar on Top", on comprend que le groupe va remplir son insouciant cahier des charges, sans se laisser aller à tomber dans la parodie ou la caricature. Intuition confirmée par une suite remarquablement bien fichue mais sincèrement dénuée du cynisme qui plombe souvent ce genre d’exercice : il ne s’agit ni de se moquer, ni de rendre hommage, juste de faire tout comme, avec efficacité et conviction. Inutile de le préciser, ça marche à fond : "Crazy for You", "Jump & Shout" ou l’improbable "The Girl in the Carousel" sont autant de franches réussites, se hissant aisément à la hauteur de bien des classiques d’un genre aussi mineur qu’électrisant. On notera bien ici ou là quelques infidélités ("Hey! Cookie", qui sonne Mudhoney en diable, est sûrement un poil trop véhémente, même si c’est peut-être la meilleure chanson de l’album), mais le LP est si joliment ensoleillé qu’on se demande qui a bien pu avoir l’idée saugrenue de le publier à cette période de l’année. Soit, il va sans dire que ce genre d’album qui transforme la nostalgie en fétichisme et pousse le mimétisme jusqu’aux textes ne sert, a priori, strictement à rien. Mais ça, c’est presque la définition-même de la bubblegum pop, à présent que son principal cœur de cible (les ados en goguette) a l’âge de ses grands parents.
Cette évidente réserve mise à part, difficile de nier qu’on passe un excellent moment en compagnie d’Ooey Gooey Chewy Ka-blooey!, qui a défaut de ressusciter une époque que ses auteurs n’ont eux-mêmes pas connue constitue le genre de disque qu’on adorera se passer au petit déj, avant d’attaquer une journée autrement moins insouciante.
👍 Ooey Gooey Chewy Ka-blooey!
The Dirtbombs | In The Red/Differ-ant
The Dirtbombs | In The Red/Differ-ant