[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°60]
Kingdom Come - Mark Waid & Alex Ross (1996)
Commencer à parler de Kingdom Come revient presque toujours à rendre hommage à Alex Ross. Son style unique, immédiatement reconnaissable, à la fois démesurément pictural et saisissant de réalisme dans les expressions, a fini au fil du temps par totalement éclipser l’œuvre elle-même, qui s'exposait encore à Paris il y a deux ans, comme ça : privée de son âme, arrachée à tout contexte. Ce n'est pourtant faire offense à l'un des illustrateurs les plus respectés de sa génération que de remarquer que ce n'est pas un hasard si c'est ce livre-ci, plus qu'aucun autre, qui lui vaut encore aujourd'hui un culte fervent chez nombre d'amateurs de comics. J'avoue que je ne suis pas son plus grand fan, son photo-réalisme pouvant aisément paraître pompeux et maniéré lorsqu'il n'est pas mis au service d'une histoire forte (voir par exemple ses World's Greatest Super-Heroes1). Si sa technique est admirable, il m'a ainsi toujours semblé très étonnant que Kingdom Come lui soit toujours résumée, car c'est bien l'alliance du fond et de la forme qui en fait ce qu'elle est – à savoir, très vraisemblablement, la meilleure (mini)série DC Comics des vingt dernières années, au point que son écume n'en soit jamais tout à fait retombée. Suffisamment la meilleure pour qu'elle soit la première (mais pas la dernière) bande-dessinée sélectionnée pour cette rubrique. Et ça, peu importe que Mark Waid ne soit pas le premier initiateur du projet : il n'y est pas pour rien.
Notoirement obsédé par l'Âge d'Or, qui hantait déjà son run de Flash (l'un des plus longs et mémorables de la série... et probablement le meilleur avec Wally West), Waid trouve en Alex Ross un autre fétichiste des balbutiements du genre. Le partenaire de jeu parfait pour s'amuser à faire du revival sans se cogner le cahier des charges d'un reboot. Si Kingdom Come montre des héros vieillis et usés, c'est bien en effet un retour en arrière qu'elle va opérer, au sens le plus littéral du terme – c'est-à-dire aux fondements mêmes de la mythologie superhéroïque. Il faut replacer les choses dans leur contexte : le premier épisode paraît au printemps 1996, époque où DC commence à sacrément tourner en rond. Ce n'est certes pas la première fois que ç'arrive au vénérable éditeur, mais cela fait maintenant un moment que ça dure : dix ans que dans la foulée du Dark Knight de Miller, les différentes franchises (sauf, hasard ou coïncidence, Flash) ont sombré dans une surenchère de noirceur à la limite du sordide que Waid et Ross, c'est un euphémisme, ne goûtent que très modérément. La référence absolue en la matière ne semble plus être le héros positif incarné par Superman, Flash ou Captain America ; c'est Spawn le torturé, ses atmosphères à couper au couteau et son imagerie que l'on qualifiera poliment de glauquethique, laquelle contaminera jusqu'à Clark Kent lui-même dans le déprimantissime arc de la mort de Superman (paru quelques mois après le succès surprise des premiers épisodes de Spawn). On sous-estime beaucoup le mal que Frank Miller, auteur génial au demeurant, a pu involontairement faire à un genre auquel il offrit pourtant certaines de ses plus belles lettres de noblesse. C'est que dans l'inconscient collectif, particulièrement français, les comics ont commencé à être dignes d'intérêt lorsque, en gros, ils se sont mis à être plus sombres et violents. Comme si cela leur conférait automatiquement une profondeur, voire une maturité que, pourtant, on aura bien du mal à trouver dans la plupart des épisodes du Batman de la fin des nineties (au hasard). Waid et Ross, eux, considèrent que l'on peut tout à fait produire une série sérieuse sans pour autant trahir l'esprit profondément humaniste de l'Âge d'Or – donc de Superman, qui d'autre ? Ils vont réussir à le démontrer au-delà de leurs espérances, tant et si bien qu'aujourd'hui plus personne ne se rappelle que Kingdom Come ne devait être à la base que l'épilogue d'une aventure lambda de la Justice Society of America – et qu'à vrai dire, tout le monde s'en branle. Comme le dira l'un de ses éditeurs à un Waid manquant singulièrement de recul, peu avant la parution du premier épisode : "Bien sûr, que c'est une histoire de Superman [...] Il est tellement essentiel que chaque histoire le mettant en scène devient automatiquement une histoire de Superman."
Personne d'autre que l'ancien avatar de Clark Kent ne pouvait en effet incarner ce projet chez DC (et probablement pas plus chez Marvel ou un autre), tant le Superman originel est un symbole universel de vertu, dont l'existence-même synthétise de surcroît le thème qui parcourt en filigranes toute la série : le rapport du superhéros à sa part d'humanité, ce qu'elle dit de lui et la place qu'il peut, doit ou va lui accorder au quotidien. L'un des motifs les plus récurrents des différentes œuvres l'ayant mis en scène est assurément son refus d'être considéré comme un être supérieur, constamment opposé à sa notoriété incontrôlable (Superman est, littéralement, "plus célèbre que le Christ") et à la fascination que sa seule présence dans la société peut engendrer. Kingdom Come se propose donc de prendre le problème à bras-le-corps, plaçant enfin Kal-El face à ses innombrables contradictions – et lui redonnant accessoirement un statut (celui de plus grand héros de tous les temps) que ses aventures récentes avaient alors sévèrement ébranlé.
Afin de mettre en abyme cette surenchère dont ils veulent se démarquer, les deux auteurs choisissent de placer leur intrigue plusieurs décennies après la bataille (avec ou sans grand B), dans une époque où le concept de superhéros tel qu'on l'entend a disparu, rendu obsolète par l'explosion démographique de méta-humains toujours plus puissants et violents. Blessé et humilié par ce peuple qu'il était prêt à défendre jusqu'à la mort,
Car si la première partie semble prendre un chemin assez évident, avec le retour d'un Superman plus déterminé que jamais à botter le cul des fausses idoles et autres marchands du temple, sa reconquête n'est que le prétexte à des questionnements métaphysiques et politiques plus profonds. Comme dans Watchmen, dont l'influence est aussi criante que revendiquée, le monde dans lequel évoluent désormais les "anciens" héros a changé. Ce qu'ils ne semblent toutefois par percevoir, c'est qu'eux aussi ne sont plus tout à fait les mêmes. Et qu'eux aussi peuvent s'exposer au risque de la surenchère, au propre comme au figuré. Si Batman, rendu plus fascisant que jamais par le tout technologique, a fini par transformer Gotham en quasi état policier, Superman lui-même se heurte à la nécessité d'imposer son autorité sans trahir ses principes – un dilemme rendu d'autant plus délicat par le fait que contrairement à ce bon vieux temps qu'il regrette à demi-mot, personne ne lui a rien demandé cette fois-ci. Il agit désormais par devoir, "fait ce qui doit être fait", mais cet objectif n'existe qu'au travers de sa propre subjectivité, rendue d'autant plus contestable que le récit est narré par les yeux d'un personnage extérieur (un vieux pasteur ayant hérité sans le savoir des pouvoirs du Sandman). Celui qui a toujours refusé d'être considéré comme un Dieu se retrouve bel et bien à se comporter comme tel, refusant certes de tuer mais ne laissant que peu de choix aux méta-humains de la génération actuelle, certes plus anarchiques, plus violents, moins moraux... mais aussi, en un sens, bien plus humains que Superman et Wonder Woman, ces êtres dont le moindre geste transpire la supériorité physique et morale, qui ont à peine pris quelques rides quand trois générations de gens ordinaires ont eu le temps de (tré)passer. "Homme de demain, mon cul. Homme des années cinquante, ouais [...] Il nous a parqués ici parce qu'on embrasse pas les bébés et qu'on salue pas son putain de drapeau !", s'exclamera l'un des super-prisonniers, pas nécessairement à tort. L'une des grandes qualités de Kingdom Come, indépendamment de Superman, c'est aussi de montrer comme le leader le plus juste, le plus sage et le plus humaniste peut facilement se changer en odieux connard moralisateur, si ce n'est en véritable tyran. Comme le mieux, tout simplement, peut-être parfois s'avérer l'ennemi du Bien.
C'est évidemment dans leur dernier mouvement (la série en contient plus ou moins trois, pour quatre copieux épisodes) que Waid et Ross illustrent cet aspect de la manière la plus saisissante. Comble de l'ironie (encore que) les seuls à se dresser contre cette tyrannie du Bien que la Ligue de Justice est en train d'installer sont... les anciens méchants, eux aussi largement dévalués dans une époque où les gentils ne s'encombrent plus de scrupules ni de morale ; auto-proclamés derniers remparts de l'humanité contre la domination de ces divinités en roue-libre, ils sont d'ailleurs très passifs, cachés derrière un Lex Luthor dont les sempiternelles prédictions concernant la dangerosité des méta-humains semblent s'être confirmées2. Et c'est bien ici sans doute que le scénario excelle le plus, tant rien de ce qu'on aurait pu attendre ne se produira comme prévu – ni le plan de Luthor, ni l'affrontement programmé (et tellement éculé) entre Batman et Superman. Mais on pouvait s'y attendre tant rien, dans Kingdom Come, ne correspond aux standard habituels de la mini-série de superhéros. A moins que ce ne soit le contraire : tout y est, de manière exacerbée, à commencer par la dimension mythique que trimballent dans leur sillage les plus populaires de ces personnages. Leurs traits de caractères eux-mêmes semblent poussés à l'extrême (particulièrement chez Wonder Woman, autre personnage viscéralement contradictoire – l'incarnation vivante de la paix passe sa vie à se battre et use continuellement d'une rhétorique ultra-guerrière), de même que leurs apparences ou leurs facultés.
C'est sur ce point qu'il convient de boucler la boucle ouverte au premier paragraphe, car si je n'ai jamais été le plus grand fan d'Alex Ross, personne d'autre que lui n'aurait pu donner à Kingdom Come une telle puissance visuelle, une telle force d'évocation. Que ce soit par ses trouvailles dans le re-design de personnages archi-connus (Flash, Hawkman, Wonder Woman... même Power Girl) ou dans ses plans larges fourmillant de détails fascinants ou amusants, il confère à l'ensemble une impression d'épopée olympienne – homérique, au plus strict sens du terme. Ses (finalement rares) cases de combat ne sont pas des scènes d'action, la sensation de mouvement y est d'ailleurs souvent minimaliste ou confuse ; elles deviennent des gravures, des peintures mythologiques dans lesquelles les Dieux règlent leurs comptes, peu soucieux de ce que peuvent bien en penser les hommes. C'est sans doute pour cette raison que jamais plus son style si personnel ne trouvera meilleur écrin : il est lui-même une allégorie de ces contradictions déchirant Superman, ce presque Dieu qui finit par comprendre qu'il a besoin des hommes (ou de Mark Waid) pour s'accepter comme tel.
Trois autres titres pour tenter de gravir le Mont Superman :
The Man of Steel (John Byrne, 1986)
All-star Superman (Grant Morrison & Frank Quitely, 2005-08)
Superman: Brainiac (Geoff Johns & Gary Frank, 2009)
(1) A l'exception notable du très bon Superman: Peace on Earth.
(2) Je dis sempiternelles... aujourd'hui, car en 1996, ces convictions devenues depuis constitutives du personnage de Luthor sont encore relativement nouvelles (elles remontent à la réinvention de la fin des années quatre-vingts).
Avoue que c'est pour compenser le truc sur Dragon Ball? ;)
RépondreSupprimerBon je suis pas d'accord avec tout, l'analyse est juste mais pour Kingdom Come c'est qd même le summum du comics pompeux qui se prend grave au sérieux. Cela dit c'est une saine lecture et je peux comprendre que ce soit hyper marquant. Mais selon moi c'est qd même assez loin d'être le meilleur épisode de Superman dispo sur le marché...
Je suis assez d'accord, en fait. D'ailleurs, je ne l'ai pas retenu dans cette rubrique en tant que "meilleure aventure de Superman" (The Man of Steel lui est bien supérieur, par exemple), mon statut FB était un peu trompeur de ce point de vue. Je trouve surtout que c'est un ouvrage extrêmement puissant, malgré tous les défauts qu'on peut lui trouver.
Supprimer(bon et si, en y réfléchissant, je pense que c'est tout de même une des meilleures aventures du Superman. D'ailleurs, je crois que je n'aimais pas vraiment Superman avant de la découvrir...)
SupprimerJe n'ai pas lu beaucoup d'albums DC, mais celui-ci est vraiment exceptionnel. Chaque case contient des trouvailles folles (j'adore par exemple la manière dont Ross dessine le Flash).
RépondreSupprimerCe n'est pas pour prendre le contre-pied de ton très bon article, mais par contre, j'avais été un peu déçue par le scénario...
Il est pourtant très original et riche en rebondissements...
SupprimerJe viens donc de lire un article de trois pages à propos de... Superman.
RépondreSupprimerCe blog m'aura tout fait faire :)
:-)
SupprimerDécidément, tu aimes bien DC Comics :)
RépondreSupprimerKingdom Come est un grand classique, mais qui ne me touche pas énormément. Je trouve le style d'Alex Ross un peu froid, malgré les visages très expressifs. C'est figé, pictural oui, on a l'impression que c'est fait pour être exposé plutôt qu'être lu.
Et décidément j'ai pas de bol. Je pensais vous faire plaisir en écrivant enfin un article sur des comics (chose que vous me réclamez des années), et visiblement, personne n'aime trop celui-ci :-(
SupprimerOh mais ne t'en fais pas, cela reste un bon livre à mes yeux :)
Supprimer"son photo-réalisme pouvant aisément paraître pompeux et maniéré"
SupprimerJe t'avoue que, sans te reprendre au mot, Alex Ross m'inspire tout ce que tu viens de dire ^^ Et même, et cela pourra paraître étonnant, il me fout une sacrée pétoche. Pétoche qui m'a carrément fermé toutes les pages de livres que j'ai feuilleté sans jamais oser m'y attarder plus longtemps. Mais reconnaissable, son style l'est carrément.
C'est le cas de Miller également mais, au sujet de son apport, certes non négligeable, au genre du comics (plus avec Sin City que The Dark Knight je trouve), à mon sens, cela ne se limite qu'à sa noirceur stylistique précisément. Admirable au niveau du trait, du découpage et de son dessin mais uniquement à son art. Parce qu'il faut y aller pour chercher de la profondeur chez un type pour le moins fascisant. Sa lecture du Batman vieillissant est une bonne idée mais elle finit par se complaire dans une surenchère de violence qui me met mal à l'aise parce qu'elle n'apporte rien de plus. L'opposé d'un Alan Moore précisément.
(Bon, maintenant, va falloir que j'affronte mes démons)
Oui, je suis globalement d'accord avec toi concernant Miller. Je pousserais même encore un peu plus loin, dans la mesure où sa noirceur a surtout exacerbée une tendance qui existait déjà avant lui et qu'il n'a pas réellement initiée, juste rendue ultra-populaire. Maintenant, on ne peut lui enlever non plus d'être un des rares auteurs, avec évidemment Dennis O'Neil dans les 70's, à avoir réellement modifié la perception qu'on pouvait avoir de Batman (je ne parlerai même pas de Daredevil, où l'avant/après Miller est encore plus spectaculaire). Paradoxalement, je préfère très largement Batman : Year One aux différents Dark Knight, dont la vision ultra sécuritaire me met très mal à l'aise (vision qu'on retrouve dans Kingdom Come... sauf qu'il n'y a aucune ambiguïté politique chez Ross et Waid, qui sont clairement des humanistes et des progressistes). Maintenant, je préfère quand même relire les œuvres complètes de Miller que me fader les... fadouilles épisodes de type Batman : Earth One et autres trucs totalement lisses qui paraissent aujourd'hui ^^
SupprimerPour en revenir à Alex Ross, je ne suis pas sûr de comprendre ce que tu entends par "peur"... mais en tout cas je t'incite à dépasser celle-ci, au moins pour Kingdom Come et quelques autres titres. Ou alors tu peux passer par la bande et commencer avec des trucs de Marc Waid en solo (il y en a plein, et souvent de très bons), afin d'être psychologiquement prêt à attaquer KC ;-)
(EDIT : quand je parle de parutions récentes "lisses" je pense évidemment aux différents reboots récents, et pas à la série principale - le run de Scott Snyder - qui pour sa part est plutôt chouette.)
SupprimerPar "peur", c'est que son style m'effraie. Au sens premier. Son art est impressionnant, nul ne peut le nier comme tu le dis, mais cette hyperréalité plaquée sur un monde qui ne l'est pas me provoque une forme de frayeur, je ne me l'explique pas ;) Rien que ta photo du Superman terrassant, là, me fait froid dans le dos.
SupprimerSnyder est un très bon scénariste et son dyptique des Hiboux est génial (encore que, après "Le deuil dans la famille", c'est assez inégal- ce qui est normal vu le nombre d'histoires sur laquelle il bosse). Ce qui me gêne plus, aujourd'hui, pour en revenir de manière transversale sur le style de Ross, c'est précisément l'absence de style qui s'uniformise un petit peu. On a beaucoup de séries, beaucoup de choix, mais la plupart possède un traitement informatisé qui m'apparaissent..."lisse" pour reprendre ton terme.Les séries dont tu parles ne m'intéressent pas pour ces raisons là, en dehors du simple fait qu'elles mettent les compteurs à zéro. En lire un entre deux repas oui, mais en acheter non.
Ce qui fait que, lorsque des titres affichent "une patte" (je pense à "Sweet Tooth" notamment, je ne sais pas si tu l'as encore lu) ou un retour vers un graphisme plus classique mais moins artificiel ("The Sixth Gun" que j'adore énormément), ils se détachent du lot s'en même se forcer.
J'allais te reprendre en disant que ce n'est pas Snyder l'auteur... et puis j'ai réalisé que tu parlais du Deuil DE la famille ^^
SupprimerJ'ai toujours trouve au style d'Alex Ross un petit cote sovietique, c'est trop ballot qu'il ait pas ecrit Red Son, je suis sur que ca aurait donne! ;)
RépondreSupprimerHaha, pas faux ^^ Il aurait sûrement fait des merveilles dans ce registre.
SupprimerEh bien pour ma part, j'adore Kingdom Come. En voilà au moins une !
RépondreSupprimerLes personnages de DC sont tous limités par leur dimension mythique. Au contraire de ceux de Marvel, ils sont des héros avant d'être des hommes. Je trouve que Ross et Waid contournent parfaitement ce problème récurrent chez DC.
Jolie formule !
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