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L’œuvre de Marcel Kanche n'est faite que de nuances et de paradoxes. L’œuvre et peut-être l'homme lui-même, tant chaque fois qu'on a la chance de l'apercevoir sur scène, son apparence, sa gestuelle, son visage buriné, sa grande réserve... peuvent trancher avec le raffinement et l'emphase dont regorge généralement sa musique. Souvent, écrire un nouvel article à son sujet revient à contredire le précédent, parce que rien dans cette œuvre ne semble figé, parce que tout y paraît perpétuellement en cours de re-création.
L'artiste, déjà, a fui le succès avec une telle régularité que l'on finit par ne plus savoir s'il faut regretter ou au contraire se féliciter qu'il continue ainsi, plus de vingt-cinq ans après ses débuts sous son nom, à s'ébrouer dans un tel anonymat. On entend bien qu'il n'allait pas, au milieu des années deux-mille, se mettre à accoler à ses parutions des stickers entendu sur Rire & Chansons ou vu au 13 heures d’Élise Lucet. Tout de même, on peut s'étonner qu'un type ayant contribué à d'aussi énormes tubes que "Qui de nous deux ?" ou "Divinidylle" demeure à ce point méconnu non seulement du grand public, mais aussi de nombreux amateurs plus pointus et supposément éclairés. De "tubes", d'ailleurs, sa propre discographie ne manque pas. Indés, certes, mais tubes tout de même – au sens de ces morceaux fulgurants qui parviennent à vous arracher à un album, dont les mélodies vous happent durablement et persistent à résonner en vous longtemps après leur écoute. C'est aujourd'hui "Un dîner avec vous", splendeur illuminant le récent Épaisseur du vide de sa désolation, comme c'était hier "Vigiles de l'Aube", "Elle m'en veut", "La Marée à Marie"... des chansons dont on entend bien qu'elles ne pourraient jamais devenir de véritables hits, pas dans ce monde-ci en tout cas, mais potentiellement capables de briser le plafond de verre de l'underground français pour gratter quelques passages radio sur les ondes les plus musicalement éduquées. Et pourtant non. Rien ou presque. Une fois, c'est un hasard ; un problème de label, un attaché de presse incompétent. Systématiquement durant plus de vingt-cinq ans et en étant de surcroît passé chez Barclay ou Universal Jazz... cela devient un motif récurrent qui quelque part, doit bien avoir un sens. Marcel Kanche aurait dû depuis longtemps, au minimum, accéder à ce statut d'artiste culte auquel l'auteur d'une œuvre si considérable et passionnante serait légitimement en droit de prétendre. Et alors qu'un musicien de standing comparable comme Christophe s'apprête à sortir en fanfare l'un des albums les plus – légitimement – attendus de l'année, trop peu ont semblé s'émouvoir de ce que Marcel Kanche, qui comme on dit en football a un Bevilacqua dans chaque orteil, venait de publier l'un de ses plus grands disques.
Quelque chose ici cloche, et ce quelqu'un chose concourt à rendre le travail de Kanche plus fascinant encore lorsque, plutôt que de tenter de sortir de la marge, il monte encore d'un cran dans l’exigence. Abrupte même pour le fan, presque austère par instants, Épaisseur du vide s'avance encore un peu sur les terres les plus free, théâtralise le post-rock, réduit régulièrement la mélodie à son échine. On pense par instants à L'Imprudence, bien sûr – donc aux somptueux travaux d'encre, ces comptines ténébreuses dans lesquelles le futur Stranded Horse inventait une forme de minimalisme ampoulé. La comparaison avec Bashung est facile, récurrente, les journalistes étant aussi souvent atteints de comparaisonnite aiguë qu'ils manquent de références lorsqu'il s'agit de qualifier des albums aussi retors que celui-ci. Elle n'a cependant jamais paru aussi juste, si l'on accepte d'oublier que Bashung, qu'on imagine plus volontiers condisciple de Kanche plutôt que modèle, a surtout concentré ses travaux les plus sophistiqués dans les dernières années de sa vie, après trois décennies de tubes et de plateaux télé – quand dès Un département le futur auteur de "Rap mou" plaçait sa trajectoire sous des cieux à la fois discrets et radicaux. On pense donc à L'Imprudence, oui, inévitablement sur un titre comme "Guerriers de poussières"... mais on pense surtout à Marcel Kanche lui-même, Épaisseur du vide se présentant un peu plus à chaque écoute comme la conclusion logique, presque inévitable à un chapitre entamé avec Dog Songe en 2008. Une trilogie imaginaire, superbement poursuive avec Vigiles de l'Aube, qui distordait la bonne vieille chanson française et la recrachait toute tremblante, secouée de spasmes noise, pour finalement achever ici de la déshabiller.
Dans l'utilisation du piano ou des chœurs, dans le son des guitares, aussi, la filiation avec ces deux superbes albums (surtout celui de 2011) s'installe naturellement, même si Épaisseur du vide en compose un rejeton parfois particulièrement décharné. Plus sombre, plus torturé, porté par un chant à la fois plus douloureux et plus rageur, ce huitième album passe en quelques instants de l'atmosphère marécageuse de "L'indien" à la délicatesse mélancolique d'"Il manque quelque chose", de la torpeur stoogienne de "Fabrique du doute" à des réminiscences du Nick Cave crooner sur "Laissez-nous là". Tous les paradoxes de l’œuvre de Kanche se retrouvent dans ces changements d'humeurs bien moins brutaux qu'ils le semblent lorsqu'on les décrit si froidement, mais au contraire très naturels. Depuis ses toutes premières compositions, l'artiste nourrit cette étrange particularité d'écrire et de chanter mieux que personne la terre et la nature tout en excellant dans le rock le plus industriel. En un sens, il a inventé un genre dont il est le seul dépositaire, la chanson psychédélico-noise ou un truc dans ce goût-là – la formule ne rend pas réellement hommage à la légèreté et à l'onirisme de ce qu'elle entend décrire, ni du reste à sa singularité. Sur Épaisseur du vide un peu plus encore que ses prédécesseurs, les registres en apparence les moins charnels s'ouvrent à la sensualité, à la contemplation si ce n'est tout simplement à la Poésie (il n'est sans doute pas utile d'écrire pour la soixantième fois que Marcel Kanche est le plus grand parolier francophone vivant : il est si rare que j'accepte d'accoler les termes poésie et chanson que tout est déjà dit). Peu de disques d'un abord aussi peu engageant paraissent d'ailleurs à ce point fluides au bout de quelques écoutes – comme s'il fallait un temps de défrichage avant qu'un autre album ne commence, plus doux et fragile. La meilleure manière d'en découvrir les secrets est ainsi sans doute casquée, tant qu'à faire nocturne, en espaçant les passages. C'est vrai de beaucoup d'albums dans une époque où la compression digitale a tendance à ressembler à du compactage ; c'est d'autant plus vrai d’Épaisseur du vide, qui se prête fort mal aux écoutes anarchiques et compulsives. Exigeant sans être inaccessible, il demande de s'abandonner un peu à lui, de le laisser nous habiter – pour ne dire nous hanter tant certaines de ses mélodies sont spectrales. Un maigre prix à payer, croyez-moi, compte tenu de la majesté des paysages qu'il dessine ou de la puissance d'évocation de sa langue riche, si rugueuse et si pure à la fois.
L’œuvre de Marcel Kanche n'est faite que de nuances et de paradoxes. L’œuvre et peut-être l'homme lui-même, tant chaque fois qu'on a la chance de l'apercevoir sur scène, son apparence, sa gestuelle, son visage buriné, sa grande réserve... peuvent trancher avec le raffinement et l'emphase dont regorge généralement sa musique. Souvent, écrire un nouvel article à son sujet revient à contredire le précédent, parce que rien dans cette œuvre ne semble figé, parce que tout y paraît perpétuellement en cours de re-création.
L'artiste, déjà, a fui le succès avec une telle régularité que l'on finit par ne plus savoir s'il faut regretter ou au contraire se féliciter qu'il continue ainsi, plus de vingt-cinq ans après ses débuts sous son nom, à s'ébrouer dans un tel anonymat. On entend bien qu'il n'allait pas, au milieu des années deux-mille, se mettre à accoler à ses parutions des stickers entendu sur Rire & Chansons ou vu au 13 heures d’Élise Lucet. Tout de même, on peut s'étonner qu'un type ayant contribué à d'aussi énormes tubes que "Qui de nous deux ?" ou "Divinidylle" demeure à ce point méconnu non seulement du grand public, mais aussi de nombreux amateurs plus pointus et supposément éclairés. De "tubes", d'ailleurs, sa propre discographie ne manque pas. Indés, certes, mais tubes tout de même – au sens de ces morceaux fulgurants qui parviennent à vous arracher à un album, dont les mélodies vous happent durablement et persistent à résonner en vous longtemps après leur écoute. C'est aujourd'hui "Un dîner avec vous", splendeur illuminant le récent Épaisseur du vide de sa désolation, comme c'était hier "Vigiles de l'Aube", "Elle m'en veut", "La Marée à Marie"... des chansons dont on entend bien qu'elles ne pourraient jamais devenir de véritables hits, pas dans ce monde-ci en tout cas, mais potentiellement capables de briser le plafond de verre de l'underground français pour gratter quelques passages radio sur les ondes les plus musicalement éduquées. Et pourtant non. Rien ou presque. Une fois, c'est un hasard ; un problème de label, un attaché de presse incompétent. Systématiquement durant plus de vingt-cinq ans et en étant de surcroît passé chez Barclay ou Universal Jazz... cela devient un motif récurrent qui quelque part, doit bien avoir un sens. Marcel Kanche aurait dû depuis longtemps, au minimum, accéder à ce statut d'artiste culte auquel l'auteur d'une œuvre si considérable et passionnante serait légitimement en droit de prétendre. Et alors qu'un musicien de standing comparable comme Christophe s'apprête à sortir en fanfare l'un des albums les plus – légitimement – attendus de l'année, trop peu ont semblé s'émouvoir de ce que Marcel Kanche, qui comme on dit en football a un Bevilacqua dans chaque orteil, venait de publier l'un de ses plus grands disques.
Quelque chose ici cloche, et ce quelqu'un chose concourt à rendre le travail de Kanche plus fascinant encore lorsque, plutôt que de tenter de sortir de la marge, il monte encore d'un cran dans l’exigence. Abrupte même pour le fan, presque austère par instants, Épaisseur du vide s'avance encore un peu sur les terres les plus free, théâtralise le post-rock, réduit régulièrement la mélodie à son échine. On pense par instants à L'Imprudence, bien sûr – donc aux somptueux travaux d'encre, ces comptines ténébreuses dans lesquelles le futur Stranded Horse inventait une forme de minimalisme ampoulé. La comparaison avec Bashung est facile, récurrente, les journalistes étant aussi souvent atteints de comparaisonnite aiguë qu'ils manquent de références lorsqu'il s'agit de qualifier des albums aussi retors que celui-ci. Elle n'a cependant jamais paru aussi juste, si l'on accepte d'oublier que Bashung, qu'on imagine plus volontiers condisciple de Kanche plutôt que modèle, a surtout concentré ses travaux les plus sophistiqués dans les dernières années de sa vie, après trois décennies de tubes et de plateaux télé – quand dès Un département le futur auteur de "Rap mou" plaçait sa trajectoire sous des cieux à la fois discrets et radicaux. On pense donc à L'Imprudence, oui, inévitablement sur un titre comme "Guerriers de poussières"... mais on pense surtout à Marcel Kanche lui-même, Épaisseur du vide se présentant un peu plus à chaque écoute comme la conclusion logique, presque inévitable à un chapitre entamé avec Dog Songe en 2008. Une trilogie imaginaire, superbement poursuive avec Vigiles de l'Aube, qui distordait la bonne vieille chanson française et la recrachait toute tremblante, secouée de spasmes noise, pour finalement achever ici de la déshabiller.
Dans l'utilisation du piano ou des chœurs, dans le son des guitares, aussi, la filiation avec ces deux superbes albums (surtout celui de 2011) s'installe naturellement, même si Épaisseur du vide en compose un rejeton parfois particulièrement décharné. Plus sombre, plus torturé, porté par un chant à la fois plus douloureux et plus rageur, ce huitième album passe en quelques instants de l'atmosphère marécageuse de "L'indien" à la délicatesse mélancolique d'"Il manque quelque chose", de la torpeur stoogienne de "Fabrique du doute" à des réminiscences du Nick Cave crooner sur "Laissez-nous là". Tous les paradoxes de l’œuvre de Kanche se retrouvent dans ces changements d'humeurs bien moins brutaux qu'ils le semblent lorsqu'on les décrit si froidement, mais au contraire très naturels. Depuis ses toutes premières compositions, l'artiste nourrit cette étrange particularité d'écrire et de chanter mieux que personne la terre et la nature tout en excellant dans le rock le plus industriel. En un sens, il a inventé un genre dont il est le seul dépositaire, la chanson psychédélico-noise ou un truc dans ce goût-là – la formule ne rend pas réellement hommage à la légèreté et à l'onirisme de ce qu'elle entend décrire, ni du reste à sa singularité. Sur Épaisseur du vide un peu plus encore que ses prédécesseurs, les registres en apparence les moins charnels s'ouvrent à la sensualité, à la contemplation si ce n'est tout simplement à la Poésie (il n'est sans doute pas utile d'écrire pour la soixantième fois que Marcel Kanche est le plus grand parolier francophone vivant : il est si rare que j'accepte d'accoler les termes poésie et chanson que tout est déjà dit). Peu de disques d'un abord aussi peu engageant paraissent d'ailleurs à ce point fluides au bout de quelques écoutes – comme s'il fallait un temps de défrichage avant qu'un autre album ne commence, plus doux et fragile. La meilleure manière d'en découvrir les secrets est ainsi sans doute casquée, tant qu'à faire nocturne, en espaçant les passages. C'est vrai de beaucoup d'albums dans une époque où la compression digitale a tendance à ressembler à du compactage ; c'est d'autant plus vrai d’Épaisseur du vide, qui se prête fort mal aux écoutes anarchiques et compulsives. Exigeant sans être inaccessible, il demande de s'abandonner un peu à lui, de le laisser nous habiter – pour ne dire nous hanter tant certaines de ses mélodies sont spectrales. Un maigre prix à payer, croyez-moi, compte tenu de la majesté des paysages qu'il dessine ou de la puissance d'évocation de sa langue riche, si rugueuse et si pure à la fois.
👑 Épaisseur du vide
Marcel Kanche | Pbox & Caramba, 2015
Magnifique album, je confirme. J'ai en effet eu du mal à rentrer dedans mais je l'écoute presque tous les jours depuis 1 mois :)
RépondreSupprimerTu dis ça pour me faire mentir sur les écoutes compulsives, c'est ça ? ;-)
SupprimerMarcel Kanche est un nom que je vois passer dans tes articles depuis des années, je n'avais jamais pris la peine d'écouter un morceau et...C'est vraiment très très bien! Mission accomplie pour le Golb :P
RépondreSupprimerCe commentaire a été supprimé par l'auteur.
SupprimerSi tu n'as pas commandé l'album en trois exemplaires (deux pour toi et un pour offrir), ça veut dire que ma mission n'est pas encore accomplie ^^
SupprimerC'est bon, tu peux le dire que tu le fais exprès pour Tue-Loup :(
RépondreSupprimerJ'aime bien les running gags, mais...
Supprimer... non, en fait, je n'aime pas les running gags ;-)
J'avais vraiment adoré Vigiles de l'Aube, découvert ici même et un des seuls albums chantés en français que je peux supporter. Je déteste la voix et la diction de Bashung, Christophe je le trouve plus ridicule qu'intéressant mais Kanche par contre j'ai adhéré tout de suite, je trouve ça d'une beauté incroyable. Je savais pas du tout qu'il avait sorti un nouvel album, je vais essayer de le trouver.
RépondreSupprimerTrouve-le et je te pardonnerai tes méchancetés sur Bashung et Christophe :-)
SupprimerAvoue que pour CHristophe c'est un peu toi qui a commencé :)
SupprimerPas vraiment. Ma remarque ne se voulait pas du tout une critique à l'encontre de Christophe, un artiste que j'adore et qui, du strict point de vue musical, n'a pas grand-chose à voir avec Marcel Kanche. Je parlais surtout en terme de répercussions médiatiques, d'aura sur la scène française... etc.
RépondreSupprimerBeau texte qui remet opportunément les choses en perspective. Je n'ai pas encore acheté le disque, j'avais un peu zappé l'annonce de sa sortie. Je vais vite réparer ça.
RépondreSupprimerJe l'avais aussi un peu zappé, je l'ai reçu en fin d'année dernière mais je n'avais vraiment pas le temps et la capacité d'écoute nécessaire pour écrire dessus :(
SupprimerJ'espère qu'il te plaira !
Acheté hier (avec Damien Jurado, The Coral et Iggy Pop - un joli package !), écouté ce matin distraitement. Il m'a l'air très beau, oui. Mais je n'en doutais pas un instant. :-)
SupprimerEt même en ayant écouté de tout ça que le The Coral, je ne doute pas instant que ce sera le meilleur des quatre :-)
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