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Javier Cercas est obsédé par les figures mythiques. Roman après roman, et même lorsqu'il verse dans l'essai, celui qui est peut-être le plus grand auteur espagnol de sa génération (en tout cas l'un des plus talentueux et populaires) n'a de cesse de s'attarder sur les constructions mythologiques modernes, donc médiatiques, donnant une saveur étrange à des récits souvent intemporels dans leur forme mais dont le propos revêt une actualité brûlante. Quinze ans plus tôt, Les Soldats de Salamine, qui fit de lui une star dans son pays, montrait déjà un journaliste cherchant à débusquer la vérité derrière une fameuse anecdote de la guerre d'Espagne. Son chef-d'œuvre, Anatomie d'un instant, offrait une relecture vertigineuse du "23F", à la fois documentaire captivant et véritable tragédie antique. Autant dire qu'il n'est même pas besoin d'avoir lu son dernier livre en date (L'Imposteur, dont le titre et le résumé parlent d'eux-mêmes) pour comprendre comment celui-ci s'insère dans le reste d'une œuvre défiant continuellement les notions les plus difficiles à démêler en littérature – vrai, vraisemblable, vérité, véracité, réalisme, réalité... tous se donnent rendez-vous pour partouzer joyeusement dans chaque nouveau livre de Cercas.
"La mémoire est un élément de l'histoire, mais elle n'est pas l'histoire. L'histoire est collective, totale, objective. Alors que la mémoire est individuelle, partielle, subjective. [Elle] est absolument essentielle, et on ne peut pas vivre sans elle. Mais elle est fragile. Le témoin peut se tromper. Sauf qu'aujourd'hui, il y a une sacralisation du témoin, et même un chantage au témoin, qui prend le pas sur l'historien." Cet extrait d'interview de Cercas1 fait office d'introduction à son dernier ouvrage, mais elle pourrait tout aussi bien être placée en exergue de sa propre biographie – et colle parfaitement aux Lois de la frontière. Un roman assez différent de ceux pour lesquels l'auteur est connu, plus terre-à-terre sans doute, dans lequel le témoin se fait narrateur, sans jamais oublier qu'il n'est que cela : le témoin. Pas nécessairement le détenteur d'une vérité qui se ferait absolue, collective ou un tant soit peu indiscutable.
Le récit se présente comme les entretiens entre Ignacios Canãs, grand avocat au (secret) passé de délinquant juvénile, et un écrivain souhaitant rédiger – comme beaucoup d'autres avant lui – la véritable histoire de Zarco, son ancien ami et leader de leur bande. Qui est Zarco ? Si vous connaissez un peu la culture populaire espagnole, vous ne tarderez par à reconnaître El Vaquilla, icône fracassante et fracassée de toute une génération, criminel multi-cartes devenu une véritable rockstar dans les années quatre-vingts. Une figure quasi mythique, genre de Mesrine latino (donc nettement plus sexy) auquel on consacra un film, des dizaines d'ouvrages, et dont le charisme, la beauté et l'intelligence tranchaient avec ses sordides conditions d'existence, sa toxicomanie, la violence qui l'habitait. Toutes choses présentes dans le personnage de Zarco, qui ressemble à s'y méprendre à son modèle, et dont la seule caractéristique réellement outrée sous la plume de Javier Cercas s'avère – évidemment ? – sa médiatisation, encore plus folle et incontrôlable.
Pourtant, Les Lois de la frontière n'est pas réellement un roman sur El Vaquilla, de même que Les Soldats de Salamine n'était pas non plus réellement un roman sur la guerre civile. C'est la grande force de la plupart des ouvrages de Cercas que de s'inscrire dans l'Histoire espagnole avec un grand H sans pour autant appeler à l’exclusivité – j'entends par-là que l'on peut parfaitement les apprécier sans rien connaître des faits dont ils s'inspirent (même si, le cas échéant, il est très difficile pour quelqu'un connaissant bien l'Espagne de ne jamais avoir entendu parler de ce personnage). Grand roman romanesque, profondément humaniste, Les Lois de la frontière narre avant tout l'histoire d'un homme, Canãs, qui s'est révélé à lui-même en passant de l'autre côté (la frontière du titre est aussi bien réelle – dans les seventies, Girona était coupée en deux avec d'un côté les classes aisées et moyennes, de l'autre les immigrés et la plupart des véritables Catalans – que figurative : il s'agit bien sûr de la frontière de la légalité). Un adolescent fasciné par cet autre monde, qui fuit la médiocrité de son quotidien pour découvrir les frissons du vol, de la drogue et bien sûr du sexe, dans les bras de la belle Tere dont il se convaincra longtemps que c'est pour elle qu'il s'est embarqué là-dedans (c'était bien sûr et uniquement pour lui-même). Une histoire banale, somme toute, que Cercas transcende en utilisant toutes les astuces que lui autorise une focalisation interne a posteriori : Canãs semble chercher à comprendre ce qu'il raconte en même temps qu'il le raconte, se trompe parfois de manière évidente aux yeux du lecteur, passe énormément de pages à supputer ce que telle personne a pensé à tel moment. Il est le témoin dont parlait plus haut Cercas, comme s'il ne pouvait parfaitement accepter d'avoir été l'acteur – ce que les brefs chapitres accordés à d'autres voix, souvent issues de l'autorité, viennent suggérer subtilement. D'abord déstabilisants et paraissant ne rien apporter de véritablement vital à l'ensemble, ce sont finalement ces courts passages qui révèlent, au fil des pages, toute la grandeur de ce roman. Car s'il n'y est question que de Zarco, ce mythe que tous entendent démonter et que tous finissent par nourrir, c'est bien le portrait de Canãs qui se dessine – celui qui vit dans l'ombre à la fois frustrante et protectrice des mythes que les autres s'appliquent à construire. Brillant.
1. Entretien dans le magazine Society N°18, nov. 2015
Javier Cercas est obsédé par les figures mythiques. Roman après roman, et même lorsqu'il verse dans l'essai, celui qui est peut-être le plus grand auteur espagnol de sa génération (en tout cas l'un des plus talentueux et populaires) n'a de cesse de s'attarder sur les constructions mythologiques modernes, donc médiatiques, donnant une saveur étrange à des récits souvent intemporels dans leur forme mais dont le propos revêt une actualité brûlante. Quinze ans plus tôt, Les Soldats de Salamine, qui fit de lui une star dans son pays, montrait déjà un journaliste cherchant à débusquer la vérité derrière une fameuse anecdote de la guerre d'Espagne. Son chef-d'œuvre, Anatomie d'un instant, offrait une relecture vertigineuse du "23F", à la fois documentaire captivant et véritable tragédie antique. Autant dire qu'il n'est même pas besoin d'avoir lu son dernier livre en date (L'Imposteur, dont le titre et le résumé parlent d'eux-mêmes) pour comprendre comment celui-ci s'insère dans le reste d'une œuvre défiant continuellement les notions les plus difficiles à démêler en littérature – vrai, vraisemblable, vérité, véracité, réalisme, réalité... tous se donnent rendez-vous pour partouzer joyeusement dans chaque nouveau livre de Cercas.
"La mémoire est un élément de l'histoire, mais elle n'est pas l'histoire. L'histoire est collective, totale, objective. Alors que la mémoire est individuelle, partielle, subjective. [Elle] est absolument essentielle, et on ne peut pas vivre sans elle. Mais elle est fragile. Le témoin peut se tromper. Sauf qu'aujourd'hui, il y a une sacralisation du témoin, et même un chantage au témoin, qui prend le pas sur l'historien." Cet extrait d'interview de Cercas1 fait office d'introduction à son dernier ouvrage, mais elle pourrait tout aussi bien être placée en exergue de sa propre biographie – et colle parfaitement aux Lois de la frontière. Un roman assez différent de ceux pour lesquels l'auteur est connu, plus terre-à-terre sans doute, dans lequel le témoin se fait narrateur, sans jamais oublier qu'il n'est que cela : le témoin. Pas nécessairement le détenteur d'une vérité qui se ferait absolue, collective ou un tant soit peu indiscutable.
Pourtant, Les Lois de la frontière n'est pas réellement un roman sur El Vaquilla, de même que Les Soldats de Salamine n'était pas non plus réellement un roman sur la guerre civile. C'est la grande force de la plupart des ouvrages de Cercas que de s'inscrire dans l'Histoire espagnole avec un grand H sans pour autant appeler à l’exclusivité – j'entends par-là que l'on peut parfaitement les apprécier sans rien connaître des faits dont ils s'inspirent (même si, le cas échéant, il est très difficile pour quelqu'un connaissant bien l'Espagne de ne jamais avoir entendu parler de ce personnage). Grand roman romanesque, profondément humaniste, Les Lois de la frontière narre avant tout l'histoire d'un homme, Canãs, qui s'est révélé à lui-même en passant de l'autre côté (la frontière du titre est aussi bien réelle – dans les seventies, Girona était coupée en deux avec d'un côté les classes aisées et moyennes, de l'autre les immigrés et la plupart des véritables Catalans – que figurative : il s'agit bien sûr de la frontière de la légalité). Un adolescent fasciné par cet autre monde, qui fuit la médiocrité de son quotidien pour découvrir les frissons du vol, de la drogue et bien sûr du sexe, dans les bras de la belle Tere dont il se convaincra longtemps que c'est pour elle qu'il s'est embarqué là-dedans (c'était bien sûr et uniquement pour lui-même). Une histoire banale, somme toute, que Cercas transcende en utilisant toutes les astuces que lui autorise une focalisation interne a posteriori : Canãs semble chercher à comprendre ce qu'il raconte en même temps qu'il le raconte, se trompe parfois de manière évidente aux yeux du lecteur, passe énormément de pages à supputer ce que telle personne a pensé à tel moment. Il est le témoin dont parlait plus haut Cercas, comme s'il ne pouvait parfaitement accepter d'avoir été l'acteur – ce que les brefs chapitres accordés à d'autres voix, souvent issues de l'autorité, viennent suggérer subtilement. D'abord déstabilisants et paraissant ne rien apporter de véritablement vital à l'ensemble, ce sont finalement ces courts passages qui révèlent, au fil des pages, toute la grandeur de ce roman. Car s'il n'y est question que de Zarco, ce mythe que tous entendent démonter et que tous finissent par nourrir, c'est bien le portrait de Canãs qui se dessine – celui qui vit dans l'ombre à la fois frustrante et protectrice des mythes que les autres s'appliquent à construire. Brillant.
👍👍 Les Lois de la frontière
Javier Cercas | Mondadori, 2012 ; Actes Sud, 2014
1. Entretien dans le magazine Society N°18, nov. 2015
Le seul Cercas que je n'ai pas lu (parmi ceux traduits en français, en tout cas), mais je souscris à tout ce que tu écris dans ce très bon billet. C'est vraiment un des auteurs les plus passionnants et cohérents de cette génération.
RépondreSupprimerTout à fait. Chacune de ses parutions vient entretenir ce sentiment de grande cohérence. D'ailleurs à ce propos, je ne sais pas si tu as vu, mais Actes Sud vient d'éditer simultanément son tout premier livre, Le Mobile (un long récit publié dans un recueil de nouvelles il y a une vingtaine d'années) et une compilation de ses essais. Ça ne va pas faire de bien au portefeuilles, tout ça ^^
SupprimerCa m'a l'air pas mal du tt comme bouquin...
RépondreSupprimerChope Anatomie d'un instant si tu peux, te connaissant tu vas adorer.
SupprimerC'est rare que je commente (c'est peut-être la première fois) mais je voulais te remercier pour ce très bon article consacré à un des plus beaux auteurs de mon pays. J'ai l'impression que les auteurs espagnols n'ont pas la cote, en France, c'est donc toujours un plaisir d'en voir un sur Le Golb :-)
RépondreSupprimerCelui-ci commence à l'avoir un peu, la cote, L'Imposteur a eu pas de succès en France, contrairement aux précédents qui n'avaient pas déchaîné les passions (même si tous ont tout de même été encensés par la critique, suffisamment pour que Cercas ait quand même son petit public depuis une dizaine d'années, je ne l'ai pas découvert en achetant un livre au pif ^^).
SupprimerMais c'est vrai que d'une manière générale, le lecteur français ne se passionne pas pour la littérature espagnole, et même de manière générale pour la littérature hispanique. Une part de moi a envie de le déplorer et une autre me souffle que je devrais plutôt me taire, vu que je suis mal placé pour en faire le reproche à mes compatriotes (il ne t'aura pas échappé que la littérature hispaniques n'est pas non plus très présente sur Le Golb...)
Je me rappelle l'interview que tu cites (SoCiety), je l'avais trouvé passionnante et m'étais promis d'acheter L'Imposteur asap... Ce que je n'ai jamais fait, évidemment ! ^^ Merci de me le rappeler ;)
RépondreSupprimerAh ah, de rien ;-)
SupprimerTrès intéressant.
RépondreSupprimerJe ne connais pas du tout cet auteur (assez peu la littérature espagnole, en général).
Cela donne envie de s'y intéresser...
Eh bien je t'encourage à le faire. Pour l'auteur comme pour la littérature espagnole, d'ailleurs.
Supprimer(rien à voir)
RépondreSupprimerDonc tu as renoncé aux notes dans les titres finalement?
Oui ! En cours de route, en plus : j'avais déjà commencé à convertir les archives, et je me suis aperçu qu'il y avait des titres avec lesquels ça ne collait pas... et qu'en fait, je trouvais ça assez moche. Cela donnait plus d'importance qu'elles n'en ont aux "notes", donc j'ai passé une demi-journée à défaire ce que j'avais commencé à faire, avant d'opter pour quelque chose de plus discret qui me satisfaisait mieux.
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