[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°61]
La Peau et les Os – Georges Hyvernaud (1949)
La Peau et les Os – Georges Hyvernaud (1949)
Hyvernaud a déboulé dans mon existence en dévastant tout sur son passage. Une décennie plus tard, je me demande comment il aurait pu en être autrement. Certains auteurs s'installent dans la durée. Ils prennent leur temps, se révélant un peu plus à chaque ouvrage. Hyvernaud n'a écrit que deux petits livres ramassés sur eux-mêmes, compacts – moins de deux cents pages chacun. Il ne s'invite pas dans votre bibliothèque : il s'y impose, sans s'excuser de demander pardon et à coups de poings s'il le faut.
À l'époque, j'ai déjà un blog. Depuis trois jours. Sous le titre Génie oublié, j'écris : "Hyvernaud n’a pas que le fond, il a aussi la forme : une écriture remuante, chaotique, décharnée (si l'on osait le jeu de mots on dirait que le titre est à double entrée)." Je ne le dirais plus tout à fait comme cela aujourd'hui, un peu à cause de Hyvernaud, d'ailleurs, qui a considérablement bouleversé ma manière d'appréhender l'écriture et même la lecture. Mais l'idée est là.
La Peau et les Os sera le premier livre (et même la première œuvre) a décrocher les six diodes (qui n'en sont pas encore alors, et qui n'en seraient plus aujourd'hui).
Récit autobiographique narrant l'emprisonnement de son auteur par les Allemands, j'y vois à l'époque un genre d'anti-Primo Levi, cet auteur essentiel pourtant parfois si pénible à lire, qui revendique lui-même un style s'inspirant du "rapport hebdomadaire d’usage courant dans les usines". C'est assez maladroit de ma part (je me le pardonne, j'avais dix ans de moins qu'aujourd'hui), car Hyvernaud ne vit pas exactement la même chose que Levi, ni dans le même genre d'endroit, ni pour les mêmes raisons. Arrêté en 1940, il est certes déporté, mais dans un oflag, soit donc un genre de camp de prisonniers VIP où il ne fréquente que le gratin des officiers et où un esprit taquin pourrait être tenté de dire que les conditions de détention ne sont pas spécialement inhumaines (aussi improbable que cela puisse paraître, les Nazis ne torturaient ni ne gazaient les officiers par souci de... respect de la Convention de Genève – il y a de quoi rester songeur). Il n'est certes pas en vacances, et La Peau et le Os ne manque pas de détailler les mécanismes de l'enfermement et de la privation ; mais ce traitement particulier explique évidemment que Hyvernaud soit capable d'une si grande et si froide distance, et même d'une véritable cruauté vis-à-vis de ses codétenus – un regard acide et sans complaisance qui lui sera, on s'en doute, beaucoup reproché.
Le style incroyable, minimaliste, tranchant... fait en effet autant pour la postérité de l’œuvre qu'il fit alors pour sa mauvaise réputation. Très mal accueilli à sa sortie, en dépit de l'admiration de Sartre en personne, La Peau et les Os dérange une société qui veut passer à autre chose, cette même société qui se réinvente un passé de résistance à l'oppression. On cherche des yeux l'avenir et si par malheur on jette un regard en arrière, c'est pour y guetter du sens. Il n'y a aucun sens chez Hyvernaud. Aucune revendication. Juste l'angoissante absurdité de la guerre, juste l'hypocrisie grasse de conventions sociales qui se recréent ex-nihilo, même au cœur du camp, puis reprennent leur plein droit à peine la guerre terminée – car La Peau et les Os opère par flash(backs) successifs, s'ouvrant sur l'immédiat après-retour à la civilisation et la cellule familiale traditionnelle moins ébranlée qu'on ne l'aurait cru par les évènements. "Je n'intéresse personne", écrit Hyvernaud dans un de ses plus fameux passages. "Personne n'intéresse personne. On fait semblant. Chacun parle de soi. On écoute les autres pour pouvoir leur parler de soi. Mais au fond on s'en fout."
Ce qui frappe chez Hyvernaud... j'entends : ce qui frappe presque aussi fort que le rythme sec et haché de son écriture, c'est qu'à bien des égards, le retour aux civilités semble plus douloureux, âpre et stupide que l'enfermement lui-même. Il y a sans doute là une forme de trouble dissociatif, une dépersonnalisation au sens clinique du terme ; le narrateur est là sans y être, raconte sans véritablement vivre. La Peau et les Os est un récit autobiographique, l'auteur revendique la véracité absolue de ce qu'il narre, mais on a toutes les peines du monde à l'imaginer au milieu des saynètes, en mouvement, parlant, interagissant. Le récit tout entier baigne dans une inquiétante irréalité, comme si rien n'était acquis et comme si toute chose en apparence concrète pouvait disparaître en instant. Hyvernaud souffre du décalage entre son expérience sensible et son retour au monde, mais dans le fond ce n'est pas ce décalage qui frappe le plus : on est bien plus saisi par la dichotomie entre ce style brut, tranchant, concret... et l'atmosphère générale d'un texte qui paraît arraché à tout temps et à tout espace. Sans doute parce que Hyvernaud, préfigurant de loin les expérimentations formelles des années cinquante/soixante, composait ses romans à partir de textes individuels explosés qu'il s'attelait dans un dernier temps seulement à fondre en un seul et même récit.
Houellebecquien avant l'heure, par bien des aspects et même si ce qualificatif est forcément abusif (Hyvernaud demeure malgré tout bien plus aérien et sensuel que l'auteur des Particules élémentaires), La Peau et les Os a le même genre de sous-texte et de narrateur, jamais uniquement cynique – on sent à chaque page qu'il fut un jour habité par une candeur malheureusement déjà consumée au moment de l'incipit. On comprend sans mal que ce roman comme le suivant (formidable Wagon à vaches, encore plus abîmé et désenchanté) ait à ce point décontenancé ses contemporains. Il n'a rien de commun avec eux, peut-être même rien à leur dire – il pourrait souvent passer, d'ailleurs, pour un ouvrage des années 90 ou 2000, tant il ne présente aucune similitude ne serait-ce que langagière avec n'importe quel roman paru en 19491. Il ne provoquera pas d'ailleurs de déferlement de haine, de vif rejet comme d'autres dans l'histoire de la littérature. Il sera juste accueilli de la seule manière dont pouvait être accueilli un tel OVNI – d'une manière qui lui sied somme toute plutôt pas mal, quand on y pense : avec un étonnement froid, qui virera petit à petit à l'indifférence. Ce n'est pas que l'on détestera Hyvernaud de son vivant, non, pas vraiment ; il aura même ses fervents défenseurs, à ses débuts2. C'est juste que dans l'ensemble, tout le monde s'en fichera et le laissera s'ébrouer dans son coin, faisant (involontairement ?) passer sa sombre lucidité pour les râleries de quelque excentrique sans grand intérêt. Dégoûté, Hyvernaud cessera purement et simplement d'écrire au milieu des années cinquante et se contentera d'enseigner à l’École Normale durant les trois décennies suivantes – en 1983, totalement oublié, il donnera tout son sens à l'expression mourir dans l'indifférence générale, à quatre-vingt-un-an dont moins d'une petite décennie à être vaguement considéré comme un Écrivain. La postérité est depuis en marche, comme souvent hoquetante, à coup de petites vagues de redécouvertes successives. Comme beaucoup de gens de ma génération, c'est grâce au formidable album de Serge Teyssot-Gay, On croit qu'on en est sorti (2000), adaptation Diabologumesque de La Peau et Les Os, que j'ai croisé la route du plus grand auteur français inconnu du XXe siècle. C'est là-dessus que je vous laisse – c'est la meilleure manière de conclure.
Trois autres livres pour découvrir Hyvernaud :
Le Wagon à vaches (1953)
Carnets d'ofrag (journal, 1986)
Lettre anonyme (inachevé, 2002)
1. Cela vaut aussi pour le fond, du reste, par exemple sa charge contre le règne tout puissant des images, adressée alors au cinéma mais qui pourrait tout autant s'appliquer à l'omniprésence contemporaine des écrans lorsqu'il déplore notre soumissions à leur "frénésie mécanique", qui nous livre "aux spectres, sans passé et sans avenir."
2. Moins au moment de la parution du Wagon à vaches, dont la satire en sourdine de la Résistance lui vaudra quelques inimitiés muettes.
2. Moins au moment de la parution du Wagon à vaches, dont la satire en sourdine de la Résistance lui vaudra quelques inimitiés muettes.
Je m'attendais à une variante de l'article d'il y a dix ans mais non, en fait, c'est un autre article. Ce ne serait pas le commencement de la fin de re-chroniquer des choses déjà chroniquées ? ;)
RépondreSupprimerBof, de toute façon quand j'essaie de repiquer un vieil article du Golb, je finis par en réécrire 80 %, donc autant faire abstraction et en écrire carrément un nouveau ^^
Supprimer(et puis bon... dans ce cas précis, l'article de 2006 était quand même un peu pourri, comme beaucoup des premiers articles du Golb, d'ailleurs... il n'y a que GUIC qui les trouve bien ou quasiment ^^)
La convention de Genève, tu es sûr ? Parce qu'elle a été écrite en 49....
RépondreSupprimerLa Convention de Genève actuelle est celle de 49, mais il y a en avait une autre avant, aux enjeux similaires, datant du XIXe ;-)
SupprimerMais très bon texte cela dit !
RépondreSupprimerVoilà qui me donne l'occasion de te remercier pour cette découverte, il y a quelques années, maintenant.
RépondreSupprimerTa boutade sur Facebook n'est que pure vérité : c'est le genre de livre dont on sort changé.
Merci, donc !
Mais de rien. Je suis toujours content de réaliser des années après que des gens ont retenu mes articles et s'en sont "inspirés" d'une manière ou d'une autre :-)
SupprimerVoilà qui fait envie.
RépondreSupprimerN'attends plus alors ;-)
SupprimerJamais entendu parler mais ça devrait me plaire.
RépondreSupprimerL'extrait que tu cites est d'une violence...
Et il l'est encore plus remis dans son contexte...
SupprimerJe n'avais jamais entendu parler de cet auteur, pourtant sur une période et un sujet qui m'intéressent. Je note ça et je vais chercher dès cet après-midi :)
RépondreSupprimerTu me diras ce que tu en penses.
SupprimerMince, il a bouffé ma phrase.
SupprimerJe disais donc : parce que les gens disent toujours ça, mais ils ne reviennent jamais dire qu'ils ont lu et approuvé ;-)
Eh bien j'ai déjà fini :)
SupprimerC'était passionnant, impossible à lâcher mais vraiment dur, à cause du ton plus que du sujet...
Je pense que tu avais anticipé la dureté, tout de même... ;-)
SupprimerContent que ça t'ait plu.
Eh bien pas tant que ça en fait. Pas ce genre de dureté. Mais tant mieux, j'aime être surprise :)
SupprimerCe commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerup le disque de STG (que je n'écoute jamais bien sûr) mais le livre m'a jamais attiré, toujours eu l'impression que ça allait être un peu trop glauque et prise de tête de pour moi...tu me ferais presque changer d'opinion...
RépondreSupprimerMerde le début de mon com est bouffé. Il manque "j'aime beauco" :D
SupprimerLa boucle est bouclée...
RépondreSupprimerJ'ai passé le flambeau : http://lintendanttanner.blogspot.fr/2017/05/le-wagon-vaches-georges-hyvernaud.html
((c'est toi qui me l'avais fait découvir il me semble...)
Merci. De l'avoir repris, et ainsi de suite. C'est toujours quelque chose de bizarrement agréable de réaliser qu'on a vraiment fait découvrir quelque chose à quelqu'un, ne fût-ce qu'une seule personne :-)
Supprimer