vendredi 28 avril 2017

Bienvenue dans le monde merveilleux des vieux mecs pontifiants.

La performance mérite d'être soulignée : ces derniers jours sont parvenus à me faire regretter une époque que j'avais détestée et que j'ai toujours dénoncée comme un parfait exemple de bêtise bien-pensante. Je n'en reviens pas. De ce que je vois. De ce que je me retrouve à penser. Bravo, vraiment : il fallait le faire pour réussir à me faire regretter le moche vieux temps des manifs contre le FN stigmatisant atrocement ses électeurs (sujet souvent évoqué ici), de l'anti-racisme bon teint, de ce vote utile intolérable jusque dans son appellation. Dieu sait que j'ai ricané durant cette époque, parfois ragé mais, oui : surtout ricané. Elle a duré longtemps, cette époque. Elle s'est définitivement achevée depuis dimanche, et j'ai ressenti cette fin jusque dans ma chair. Mon estomac ne veut pas me laisser en paix. Ni ma gorge. Et ne venez pas me parler de sommeil.  Pas parce que le FN est au second tour : à moins de vivre dans un igloo depuis cinq ans, nous y étions tous préparés, moi pas moins qu'un autre. Mais parce que je réalise que l'époque où c'était une chose aussi plausible que révoltante s'est achevée sans que quiconque prenne la peine de me prévenir.


Les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître : figurez-vous chers enfants qu'il fut un temps où, par exemple, écrire sa chanson anti-FN était le passage obligé pour tout groupe souhaitant être un peu pris au sérieux. C'était un tournant dans sa carrière, il se sentait subitement grand, engagé, et nous on était bien content de se foutre de sa gueule. Merci l'époque, j'en viendrais presque à regretter Saez et son "Fils de France". Mais même Noir Désir, statue des commandeurs de cet autre siècle, nous étions un peu embarrassés quand ils chantaient "FN, souffrance". Quand Mano Solo et ses Frères Misères entamaient un de leur morceau par "Dans un pays d'extrême droite, on se torche avec les doigts / Y'a plus de journaux pour ça", on trouvait ça bien cash mais aussi un peu ridicule, un peu décalé par rapport à la situation d'alors – c'est peu dire que la France de la fin des années quatre-vingt-dix se portait mieux que la nôtre. Honnêtement, toutes ces chansons, tous ces beaux discours, cela n'a jamais été notre tasse de thé. C'étaient des hymnes avant tout pour les gens dont on se moquait. On appréciait l'effort, hein. Mais non sans un brin de condescendance. Et vous savez pourquoi ? Parce que précisément, on savait. On savait (à des degrets différents selon les personnes, sans doute), ce qu'était le FN. Ce militantisme nous mettait mal à l'aise non pas sur le fond mais parce qu'il nous paraissait facile, cliché. Un bel enfonçage de porte ouverte qui ne coûtait rien et ne menait nulle part. La jeunesse emmerdait le Front National, oui, ça faisait déjà un petit moment et nous, à force, on finissait par emmerder tous ces sous-Bérus (groupe que je n'ai jamais aimé) qui nous serinaient des trucs qu'on savait déjà. Cela volait à peine plus haut que les Enfoirés ou les Miss France venant nous en expliquer que la Guerre, c'est mal. Désormais, je ne m'étonnerais même plus de tomber sur une interview de la dénommée Alicia Aylies expliquant que la Guerre, c'est cool.

Mano Solo est mort et enterré. Il a eu le temps de se droitiser un peu sur la fin, mais encore a-t-il eu la chance de pas ne devenir, comme les autres, un vieux mec pontifiant ou atone ou discrédité ou bizarrement muet de peur de fâcher ses fans. C'est le cycle de la vie. Je ne sais pas trop qui sont les référents des gamins d'aujourd'hui. J'ai parfois l'impression qu'il n'y en a plus vraiment, qu'Internet a balayé tout ça, ce qui confirme une rumeur qui gronde depuis plusieurs mois maintenant : je suis vieux. Bienvenue dans le monde merveilleux des réseaux sociaux : désormais, chacun est son propre référent, chacun peut brailler qu'il n'est pas un mouton – qu'importe qu'il répète mot pour mot ce que braille le voisin. Cela fait longtemps que je trouve cela un peu tristounet ; je réalise aujourd'hui, mieux vaut tard que jamais, que c'est aussi un peu grave. Un artiste qui, en 2017, écrit ce qui nous semblait à nous (si vieux) des banalités gauche caviar comme "votons contre Le Pen le 7 mai, le FN c'est mal, c'est moche et c'est méchant"... il ne faut pas plus de quatre minutes pour que son fil Facebook se métamorphose en Guernica. Et le plus incroyable, c'est que ce n'est pas uniquement à cause des militants d'extrême-droite. Nom de Dieu mais où on est, là ? Quand on est et comment on est arrivé là ? A quel instant de déshérence intellectuelle ABSOLUE sommes-nous pour que dire On s'en fout, le FN passera pas et s'il passe dans tant pis pour vos gueules soit devenue une manière acceptable de défendre le mouvement social ?  Mais hé, "Dans un pays d'extrême droite, on s'inscrit pas aux syndicats / Des syndicats, y'en a pas" !

Mano me manque plus que jamais. Dieu sait pourtant que peu de choses me manquent de ma jeunesse. Dieu sait que je suis étonné de constater aujourd'hui que ce que que j'ai toujours trouvé un peu nunuche – le fait que les jeunes soient tous de gauche, tous anti-racistes, tous un peu hippies sur les bords – me manque, oui. Putain mais où sont-ils, les jeunes ? Ah mais les voilà, ils sont ici (parmi d'autres) :


Ou plus incroyable : là. Ce qu'ils disent est terrifiant. Ils n'ont pas l'air idiots, pourtant. Mais ils ne savent rien. On aimerait leur raconter, ce que c'est qu'un militant d'extrême droite. Un vrai. On aimerait qu'ils comprennent que même s'ils ont le sentiment que les mouvements sociaux des dernières années ont été violemment réprimés sous Hollande (ce qui est vrai), ce qui les attend en cas de victoire de Le Pen défiera leur imagination. Qu'ils risquent de faire l'amère expérience de ce qu'est une véritable répression, assumée, théorisée, organisée, fonctionnarisée. La tâche me décourage par avance. Je suis fatigué. Fatigué et inutile. Je lis le témoignage du directeur de la Voix du Nord (au hasard). Je blêmis, alors même que je savais très bien ce que j'allais y lire avant de cliquer. Nous (si vieux), blêmissons tous. Ce qui nous paraissait impensable, subitement, ne semble plus complètement relever du fantasme. On respire un grand coup. On se rassure. On se dit que tout ceci est très improbable – ça l'est. Mais cette improbabilité paraît malgré tout plus tangible, moins abstraite qu'il y a ne serait-ce que cinq ou dix ans. Parce que beaucoup semblent s'en foutre, parce que certains trouvent cela presque normal, parce que d'autres paraissent croire que c'est inéluctable. Je ne te remercie pas trop, l'époque : à cause de toi je me sens vieux, usé, dépassé. A cause de toi j'en viens à me dire que finalement, tous ces gens à qui je reprochais de s'agiter dans le vide pendant toutes ces années n'avaient pas complètement tort – ils n'avaient pas non plus raison, puisque nous voyons aujourd'hui comme leurs gesticulations furent vaines.

Je vais résister quand même. Je ne vais pas tomber dans le catéchisme républicain de base, je ne vais même pas appeler qui que ce soit à voter le 7 mai. Ce n'est pas mon genre. J'essaie toujours d'avoir confiance en l'intelligence collective. Mais j'insisterai volontiers sur le mot "collectif". L'une des phrases que j'ai le plus souvent entendues ces derniers jours, c'est que le vote est une chose personnelle. C'est faux. Le choix du candidat, est une chose personnelle. Pas l'acte de voter.  On ne vote pas pour sa gueule. On vote pour son pays, pour ce que l'on souhaite ou en l'occurrence ne souhaite pas pour lui. On vote pour les autres, pour son peuple et pour ses frères et sœurs, à plus forte raison lorsque, comme moi et comme beaucoup de gens que je vois aujourd'hui appeler à ne pas voter, on est blanc, hétéro et en bonne santé. Et dans tous les cas, on n'essaie pas d'inciter à l'abstention. C'est une chose de faire le choix de ne pas voter, à titre personnel, en son âme et conscience. Cela m'est déjà arriver de faire ce choix (je suis d'ailleurs un farouche opposant au principe de vote obligatoire, la vie est pleine d'ironie et de paradoxes, n'est-ce pas ?), je ne vais donc pas jeter l'opprobre à ceux qui, aujourd'hui, souhaitent le faire à leur tour. C'est en revanche une toute autre chose, absolument anti-démocratique, de lancer un putain de hashtag pour inviter à une abstention massive. Je peux entendre ceux qui disent que Macron/Le Pen, c'est la cause contre la conséquence. Il y a du vrai là-dedans – en fait, c'est même l'exacte vérité. Je peux l'entendre et bien évidemment, je peux le respecter. Mais je ne peux pas comprendre le raisonnement qui, partant de là, amène à s'abstenir. Si vous êtes atteints d'une maladie qui détruit vos défenses immunitaires, elle sera assurément la cause de votre mort – mais c'est plus vraisemblablement d'une pneumonie que vous mourrez. Alors oui, il faut soigner la maladie. Un traitement de cheval s'impose. Mais ça n'interdit ni de prendre du sirop pour la toux, ni de se couvrir quand on sort sous la pluie.



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