jeudi 2 novembre 2017

William Patrick Corgan - Dinosaure Seigneur


Billy aime bien les chemins de traverse. En dix-sept années depuis le split des Smashing Pumpkins (les vraies), notre idole de jeunesse nous aura à peu près tout fait, à l'endroit et à l'envers, dans le plus joyeux désordre artistique et très vraisemblablement psychiatrique. Billy n'a jamais été un gars très stable, c'est aussi pour cela qu'on l'aimait tant. Au milieu des années quatre-vingt-dix, alors qu'il virait temporairement du groupe son batteur (et meilleur ami) Jimmy Chamberlin pour avoir survécu à l'O.D. du claviériste Jonathan Melvoin, certaines mauvaises langues affirmaient que même camé jusqu'à l'os, Chamberlin n'avait pas un comportement moitié aussi erratique que celui de son très straight leader, dont la tête fraîchement rasée ne passait plus aucune porte. Les deux décennies suivantes se chargèrent d'appuyer cette petite méchanceté : séparation du groupe "parce que le rock n'intéresse plus les gens" (hein ?), retour avec un nouveau groupe (de rock) qui n'intéresse effectivement pas les gens (oh ?), album solo tellement surproduit qu'on avait l'impression que des circuits imprimés en fusion nous coulaient par les oreilles lorsqu'on l'écoutait, reformation du premier groupe sans les membres du groupe, changements de line-up à faire rosir Spinal Tap ou Cradle of Filth, rééditions tantôt fabuleuses et tantôt insultantes, enchaînement d'albums grossiers, prétentieux ou simplement désincarnés... et encore n'évoquerons-nous pas les innombrables frasques et déclarations délirantes/ubuesques/totalement paranos et/ou névrosées qui firent le miel de Twitter, YouTube et autres Vice durant toutes les années 2010, ni le soutien indéfectible à Donald Trump. Billy aime bien les chemins de traverse ? Il aime aussi les chemins boueux, qu'il parcourt à grandes enjambées et en tongs. Depuis plus ou moins toujours, en tout cas au minimum le succès de Siamese Dream il y a vingt-quatre ans, Billy rêve d'être pris au sérieux en tant que songwriter. Mais il a tout de même dû attendre de fêter ses cinquante balais pour réaliser que le moyen le plus rapide d'y parvenir était tout simplement de publier un album solo intimiste à dominante acoustique, comme tout le monde.


C'est tout le paradoxe de cet Ogilala : par bien des aspects, c'est l'album que les fans de Billy attendent depuis (au moins) deux décennies, et dans le même temps on avait tellement fini par se convaincre qu'il n'existerait jamais que l'on est presque déçu que le type le plus chtarbé de la génération X se soit rendu à une telle évidence. Du piano ! Des jolies mélodies ! Des chansons pop de moins de quatre minutes ! Pas de soli tempétueux ! Pas de bruit ! On est partagé entre la joie – les meilleures chansons de Billy sont assurément, et depuis toujours, les ballades et les titres les plus posés – et une forme de frustration étrange – Merde, Billy est devenu normal. Le plus choquant ? Sans aucun doute la production, claire, élégante, presque subtile – en tout cas à l'échelle de tout ce que proposa Billy depuis Adore. Quand on sait que c'est Rick Rubin, pas franchement connu pour sa délicatesse, qui est aux manettes, cela en dit long sur ce que nous avons pu subir depuis 1998. Il paraît pourtant évident, dès les premières mesures, que l'homme des American Recordings de Cash était aussi celui de la situation : personne ne s'y connaît mieux que Rubin pour donner des airs de petit film indépendant à un blockbuster. Ogilala est un album (parfois trop) richement produit qui n'en a presque jamais l'air. Après des années à subir la pyrotechnie épuisante de Bjorn Thorsrud (co-arrangeur d'Adore qui devint par la suite le jumeau encore plus maléfique de Billy, jusqu'à atteindre le stade ultime de la choucroute garnie sur Oceania)... comment vous dire ? On respire. Vraiment : les derniers albums des Pumpkins pétaient tellement dans tous les sens, avec leurs couches et leurs sous-couches et leurs sur-couches, qu'ils donnaient un véritable sentiment de suffocation. Même dans leurs bons moments (il y en eut quelques uns), on avait juste envie de baisser le son. Et d'ouvrir les fenêtres.

Mais bien entendu, ce qui vaut à Ogilala d'être le premier disque de Billy réellement chroniqué sur Le Golb depuis dix ans tout juste, ce sont avant tout ses compos. N'y allons pas par quatre chemin : Ogilala est le meilleur disque sur lequel le Bad Gros Géant a posé sa voix unique depuis Machina II. N'allons pas non plus trop vite sur cet unique chemin (je vous rappelle qu'il est boueux et que nous sommes en tongs) : on reste tout de même assez loin des chefs-d’œuvre passés (ce qui n'est pas réellement une surprise). On y croit pourtant, et c'est en soi une nouveauté : ouverture sublime et hommage au Maître des maîtres, "Zowie" fait croire l'espace de deux minutes quarante de grâce que Billy va le faire. Il va (nous) revenir pleinement, totalement, entièrement. Le morceau, s'il est plus proche d'Elton John que du Duke, est magnifique. Et l'hypothèse est crédible : cinquante ans, dans le cycle infernal de la pop-music, c'est l'âge où les dinosaures du rock reviennent généralement au sommet. Le moment où après des années d'errances et de déshérence, ils retrouvent mystérieusement le feu sacré et les chemins faussement négligés par l'Office National des Forêts.

On s'emballe, bien sûr. On le sait déjà avant même que "Zowie" ne soit terminée, et la suite le confirme. Survendue car fruit du retour de James Iha dans le giron familial, "The Processional" ennuie, quand "The Spaniards" évoque les meilleurs morceaux de la mauvaise période de Billy, soit donc quelque chose la situant entre le sympathique et l'acceptable. Il n'en demeure pas moins qu'Ogilala renferme d'excellents moments : très chouette, "Aeronaut" inaugure une dizaine de minutes où le fan ne fera que ronronner de plaisir (depuis quand Billy n'avait-il plus enquillé trois chansons aussi impeccables qu'"Aeronaut", "The Long Goodbye" et "Half-life of an Autodidact" ?). Et si Ogilala n'est pas exempt de défauts, il l'est de véritables de ratages, ce qui constitue un évènement en soi. Surtout, ses moments faibles le sont pour de toutes autres raisons que sur les derniers opus des Pumpkins : aussi invraisemblable que cela puisse paraître, Billy n'y pèche jamais par mégalomanie, échappe du début à la fin à la vulgarité des dégoûtantes "The Celestials" et autres "Run2Me", et réussit encore quelques coups de maîtres sur la fin ("Mandarynne" ou "Archer", qui conclut le disque dans la même mélancolie apaisée qui l'ouvrait). Dans l'ensemble, seul le titre à coucher dehors est encore là pour nous rappeler que nous ne sommes pas en 2001 et que plusieurs kilos de médicaments non-remboursés par la Sécurité Sociale ont été écoulés entre Machina II et aujourd'hui.

Nous parlions de paradoxe plus haut. C'est aussi parce qu'Ogilala sort aujourd'hui, après tant d'années de déception, sinon de désamour, à s'en vouloir de regarder avec condescendance un artiste qui fut si important pour nous (lire pour moi, enfin : on s'est compris). Pensez qu'on en était tout de même venu à se féliciter de la qualité des chansons d'un album de seconde zone comme Monuments to an Elegy (2014), tant il paraissait un chef-d’œuvre comparé à ses immédiats prédécesseurs. Les hauts d'Ogilala sont bien plus hauts, c'est un vrai bon album qui tutoie l'excellence par endroits, mais soyons lucides : on l'aime aussi en grande partie parce qu'il met temporairement fin au cauchemar qu'était devenu notre relation avec Billy – s'il était paru en 2005, nous n'aurions sans doute été que déception et regrets. Peut-être aurions-nous même rêvé secrètement à une reformation des Smashing Pumpkins. La vie est tout de même amusante, car aujourd'hui on n'espère surtout ne pas en ré-entendre parler de sitôt.



👍👍 Ogilala
William Patrick Corgan | BMG, 2017

21 commentaires:

  1. Ah, très bon article, j'aime bien quand tu câlines et que tu griffes en même temps :)

    Le morceau en écoute est effectivement très joli.

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    1. Il paraît qu'on appelle ça la lucidité ou un truc comme ça... ;-)

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    2. Parler de "lucidité" quand on vient de totalement craquer sur le titre, c'est courageux ! ;)

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    3. Après que tu parles d'un album qui s'appelle "ogilala" faut se mettre au niveau, c'pas facile ;)

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    4. J'ai l'impression que vous ne vous rendez pas bien compte à quel point être un génie du titre est un fardeau au quotidien :-)

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  2. La dernière fois que tu as écrit sur Corgan tu m'avais presque fait pleurer, là tu m'as bien fait sourire et je préfère ça :))

    J'ai pas encore écouté l'album mais si tu dis qu'il vaut le détour, je vais le faire de ce pas.

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  3. Excellent album. Je suis pas du tout d'accord avec ta conclusion, je pense tout le contraire: s'il était sorti entre 2000 et 2005 il aurait été encensé (enfin les critiques sont déjà très bonnes). Pour moi c'est parce que c'est un album "tardif" que beaucoup en parlent en se pinçant un peu le nez quand même, mais Zowie ou Mandarynne sont parmi le meilleur de Corgan je trouve.

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    1. Moui, l'hypothèse est séduisante mais je ne suis pas trop convaincu, désolé.

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  4. Il fait du bien cet album!

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  5. Ouais. Il y a quelques très bons titres mais je trouve qu'il y a aussi beaucoup de trucs fades. Quand le meilleur morceau de l'album est le single, hein...

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  6. le seul défaut de cet article, c'est que je ne vais plus savoir quoi dire sur le mien...

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    1. Vous ne pouvez vous en prendre qu'à vous-même, l'album est sorti depuis trois semaines et je ne l'aurais peut-être pas chroniqué si l'un de vous l'avait déjà fait ;-)

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    2. c'est déjà un miracle que je l'ai écouté (une bonne chose d'ailleurs, il aurait été frustrant de lire cet article sans l'avoir fait), c'est bien parce que c'est Corgan que je l'ai ainsi priorisé par rapport à des disques sortis depuis bien plus longtemps !
      d'un autre coté, et même si c'est sans doute une boutade, tant mieux que je ne t'aie pas coupé l'herbe sous le pied, je m'en serais voulu de priver les Golbo fan ET Corganophiles de cet excellent article...

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    3. La meme pour moi ;-)
      Tu formules des trucs que j'aurais pu dire, mais pas de facon aussi claire.

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  7. Eh bien! voilà qui donne envie. J'avoue que ce n'est pas un album vers lequel je me serais tournée spontanément, mais pourquoi pas...

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    1. A part quelques die-hard fans, je ne suis pas sûr que beaucoup de monde se tournerait spontanément vers cet album ^^

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