Peu de superhéros ont autant fluctué que Wonder Woman. Toujours essentielle, jamais la même, trop souvent en arrière-plan... la guerrière amazone créée par William Moulton Marston a connu presque autant de périodes que d'auteur(e)s, du culte et du catastrophique – beaucoup de choses simplement oubliables, également. Des histoires marquantes, oui, bien sûr1, mais aucune qui soit véritablement quintessencielle, aucune dont on puisse dire : Voilà, ça, c'est Wonder Woman. Lorsque Brian Azzarello et Cliff Chiang reprennent le personnage en 2011, Diana Prince s'apprête à fêter ses soixante-dix ans engoncée dans un curieux paradoxe : elle est quasiment le seul personnage de comics à être suffisamment connu pour que son nom soit entré dans le langage courant, et dans le même temps, personne ne connaît vraiment la teneur de ses aventures, y compris certains vrais amateurs du genre.
Puisqu'après l'évènement Flashpoint, DC Comics entend remettre les compteurs de ses séries à zéro, Azzarello, déjà considéré comme l'un des meilleurs scénaristes de sa génération mais presque débutant sur un run majeur d'une série majeure, décide de les prendre au mot. Alors que débutent ce que l'on nomme les New 52, Wonder Woman va, sous sa plume et grâce au formidable coup de crayon de Chiang, connaître l'une des métamorphoses les plus drastiques de l'histoire de DC (et qui s'étendra bien au-delà de son apparence physique même si, oui, là aussi, le personnage change et abandonne son côté barbie culturiste pour une silhouette plus fine et anguleuse et une tenue réussissant la prouesse d'être toujours aussi légère sans jamais chercher le sexy). Tandis que la chronologie de Batman reste quasi inchangée, que Flash et la JLA sont simplement rebootées et que le nouveau Superman ressemble plus à une version alternative qu'autre chose2... Diana voit pour sa part ses origines totalement bouleversées et replacées dans un contexte mythologique autour duquel le personnage a toujours tourné sans jamais vraiment l'épouser pleinement. Avec Azzarello, elle n'est plus une bombasse magique sculptée dans la glaise, ceci était une rumeur et même un mensonge, mais une des nombreux enfants naturels de Zeus. Cet apparent détail change tout ou presque à la manière de l'aborder : elle est désormais un être humain, une femme qui existe ou cherche à exister au sein d'une famille recomposée fortement perturbée et qui – en extrapolant à peine – doit constamment résister aux imprécations sociales, en l'occurrence celles des dieux de l'Olympe. Une société très différente de ce qu'elle connaît aussi bien en tant qu'héroïne de la Terre qu'en tant que Princesse des Amazones, où le fait qu'elle soit une femme s'avère plus souvent en question que l'on s'y attendrait (elle sera tout de même victime de deux tentatives de mariage forcé), et où tout n'est qu'apparences et jeux de pouvoirs.
Car la grande force du run d'Azzarello et Chiang, outre que ce dernier s'y taille la part du lion au point qu'on ait du mal à juste écrire "le run d'Azzarello" comme on le fait avec d'autres, c'est que si Wonder Woman en est l'héroïne, elle n'en constitue pas l'aspect le plus passionnant. Les deux compères, qui comme tous les meilleurs auteurs de comics connaissent autre chose que les comics, lui offrent ce qui lui a toujours manqué cruellement : des personnages secondaires mémorables, des alliés fidèles et des antagonistes charismatiques. Ici, point de Steve Trevor (ou de love-interest, tout court) ni de Cheetah, de Dr. Poison ni de Wonder Girl. Diana n'est pas seule, loin de là, mais son "gang" est presque exclusivement composé de personnages originaux (Zola, Hermes, Lennox) ou, à l'image du New God Orion, issus d'autres franchises.
Face à cette armée mexicaine passant plus de temps à se défendre qu'à prendre l'initiative, des dieux de l'Olympe décalés et décadents viennent jouer les méchants de pacotille (le vrai Big Bad ne se révèle que plus tard), conjuguant le pire de l'antiquité au pire de la modernité et ramenant la mythologie à sa condition de soap opera grotesque – le look de chacun dit déjà tout de lui, mais il serait cruel d'entrer dans le détail tant chacune de leurs premières apparitions est jouissive et témoigne de choix scénaristiques forts. Diana porte l'histoire et Azzarello ne manque pas d'étudier tour à tour chacune des facettes de cette héroïne qui a trop souvent relevé du symbole au détriment de sa psychologie, mais les dieux volent le show à chaque fois qu'ils pointent le bout de leur nez, c'est-à-dire très souvent puisqu'ils sont tout autant ennemis récurrents qu'alliés de circonstances au sein d'une intrigue plus vaste et typiquement azzarelienne dans sa construction. Si vous avez déjà tenu en main son cultissime 100 Bullets ou un récit extrait de son run sur Hellblazer (un des tous meilleurs de la série là aussi), vous savez en effet que sur la forme longue, Azzarello a souvent la particularité d'écrire des histoires très simples et fluides en faisant reposer toute la profondeur sur la caractérisation de ses personnages (d'où la nécessité d'une parfaite osmose avec le dessinateur, le cas échéant). Sa Wonder Woman ne fait pas exception ; l'on n'y trouvera ni complot tarabiscoté, ni parenthèses aumaxdutrop, et extrêmement peu de références tant à la mythologie de Wonder Woman qu'à l'univers DC dans son ensemble. Les premières pages refusent de se définir comme un authentique reboot (Diana y est clairement "débutante" mais elle est déjà en activité et membre de la JLA), quand l'histoire est presque simpliste (après la disparition de Zeus, ses enfants de battent pour l'Olympe et craignent une prophétie annonçant que celle-ci sera détruite par l'un des bâtards du Dieu des dieux ; Diana doit protéger le petit dernier, encore bébé, ainsi que sa mère humaine) et ne se complexifie jamais vraiment, à l'inverse des interactions de plus en plus ambivalentes entre les différents protagonistes. Le scénario défile à toute allure, transporté par le trait si pur de Chiang (un vrai remède aux dessins se voulant ultra-détaillés et s'avérant surtout ultra-fouillis), préférant dans une approche très feuilletonnesque de l'exercice multiplier les climax plutôt que les twists, lesquels sont d'ailleurs rarement surprenants. Il n'en fallait sans doute pas beaucoup plus pour faire de ce récit initiatique le meilleur run jamais consacré à la superhéroïne, même si une série si longue (trente-cinq épisodes et trois tie-in) ne peut être exempte de quelques défauts ou temps faibles, en l'occurrence vers son milieu.
En France, Urban Comics vient de débuter une réédition de la série dans sa collection intégrales ; elle est toutefois encore disponible ici et là dans son format précédent, soit six tomes, exactement comme dans l'édition US. Notons également même si c'est un peu plus accessoire que la série ne s'arrête pas avec le tome 6, le run très controversé de Meredith et David Finch lui faisant suite pour trois tomes supplémentaires3 que l'on sera libre d'ignorer et/ou de considérer comme une autre série d'un niveau très inférieur (même si contrairement à ce que l'on vous dira souvent, elle renferme quelques bons moments et ne trahit pas complètement l'esprit de ce qui la précède). Accessoire, disions-nous, car cette fabuleuse série se suffit amplement à elle-même et renferme suffisamment de fantaisie et de surprises pour que sa fin, même un tantinet abrupte, constitue une consécration en soi.
👑 [The New 52] Wonder Woman
Brian Azzarello & Cliff Chiang | DC Comics, 2011-14
1. Citons en vrac et dans le désordre les arc mythiques (dans tous les sens du terme) de George Perez Gods & Mortal et Challenge of the Gods, le one-shot Spirit of Truth par le duo Dini/Ross ou encore l'excellentissime The Circle de Gail Simone.
2. La première décision prise avant même le début de l'évènement Rebirth (qui annule et remplace le Flashpoint) sera d'ailleurs de ramener le "vrai" Superman.
3. L'éditeur français a d'ailleurs à l'époque fait le choix, plutôt pertinent, d'isoler ces deux séries qui n'en sont qu'une, publiant sous un titre différent (Wonder Woman : Déesse de la Guerre) les trois volets correspondant au run des Finch.
Un grand "OUI" pour cette série absolument géniale. Je ne sais pas si elle résiste bien aux relectures mais j'en garde un excellent souvenir, notamment des dessins (alors que j'avais un peu de mal au début).
RépondreSupprimerJe l'ai relue vite fait pour écrire cet article et oui, elle vieillit bien.
SupprimerC'est vrai que les dessins sont un peu perturbants au début, et inégaux surtout, mais on se fait vite emporter, notamment à partir du tome 2 et de la visite en Enfer.
Enorme série en effet malgré une fin un peu pourrie (en effet aussi). Je suis surpris quand même tu ne cites jamais Greg Rucka parmi les autres très bons run de WW, le premier comme le deuxième sont à mon avis excellents, peu d'auteurs ont aussi bien "compris" le personnage à mon avis. Azzarello est brillant mais WW est presque un personnage secondaire de ses propres aventures (en tout cas elle se fait méchamment voler la vedette à pls reprises)
RépondreSupprimerJ'ai tout simplement... oublié de citer Greg Rucka. Ce qui doit bien vouloir dire quelque chose...
SupprimerTu exagères en disant que WW est un personnage secondaire de cette série, elle en est tout de même très clairement l'héroïne.
Pas lu mais Wonder Woman : déesse de la guerre c'est vraiment de la daube, notamment les dessins. Je ne savais pas que c'était une seule même série au départ (donc j'imagine qu'elle devient déesse de la guerre dans cette histoire là), c'est tentant mais j'avoue à reculons. D'ailleurs je note tes références par qu'à part Rucka j'ai pas lu beaucoup de trucs Wonder Woman qui m'ont marqué.
RépondreSupprimerC'est traduit tout ça?
The Circle a été traduit à l'époque chez Panini (sous le titre Le Cercle). Je ne sais pas si ça se trouve facilement.
SupprimerLes deux histoires de Perez que je cite, je ne saurais pas te le dire mais je sais qu'Urban a publié (ou commencé à) publier des intégrales Perez, elles sont peut-être dedans (et si non, ne devraient pas tarder à ressortir).
En revanche sauf erreur de ma part Spirit of Truth n'a jamais été traduit.
Ça ne pouvait pas mieux tomber, je cherchais l'autre jour des références de bonnes histoires de Wonder Woman. Et je n'avais pas entendu parler de celle-là ! Merci :)
RépondreSupprimer"Les grands esprits tout ça tout ça"... ;-)
SupprimerJ'aime bien cette version avec un petit côté Buffy, mais je suis très loin de penser qu'il s'agit de la meilleure série Wonder Woman à ce jour. Les différents travaux de Greg Rucka sur ce personnage me paraissent bien plus originaux et surtout profonds.
RépondreSupprimerJ'ai toujours pensé que cette série était un peu trop légère et superficielle, ce qui est très étonnant venant d'Azzarello. On sent, par exemple vers la fin, qu'il a envie de faire quelque chose de beaucoup plus sombre (et violent), mais n'ose pas (ou ne peut pas, pour des raisons commerciales). Il reste dans l'entre-deux et cela ne le fait pas complètement, pour ma part.
Tu as sans doute raison quant au fait qu'Azzarello n'ait pas complètement eu les mains libres, en revanche je ne trouve pas du tout que cette série soit superficielle.
SupprimerJe ne me prononcerai pas concernant le "petit côté Buffy", je croyais que c'était l'ami CELMARE qui voyait Buffy partout, mais apparemment c'est une maladie très répandue ;-)
Je pense que J-C fait référence au "badinage" des personnages, qui s'envoient des petites vannes au lieu de sauver le monde. Ce qui n'empêche pas d'aimer la série, à mon avis.
SupprimerAzzarello !!!
RépondreSupprimerUrban Comics !!!
Fallait juste que je le scande joyeusement ^^
Ça fait du bien au moins ? :-)
SupprimerAzzarello a l'air d'être très apprécié chez Urban, c'est un des auteurs qu'ils éditent et rééditent le plus (parce que bon, cette série WW était loin d'être introuvable dans son format d'origine).
Je suis réellement admiratif du travail éditorial d'un Urban qui, en dehors de tout le catalogue DC dont ils ont hérité, dénichent des pépites en comics qui continuent de me réjouir. Donc oui ça fait du bien ;)
SupprimerAzzarello, on en avait déjà parlé lorsque tu avais fait ton papier sur son Luthor: je persiste à dire que son Joker est un chef-d'oeuvre en soi. Même alors que je ne suis guère fan du dessin de 100 Bullets, il arrive à m'emporter comme tu dis.
Moi aussi ! En tant que vieux fan de DC, j'étais à la fois content et inquiet quand Urban est arrivé sur le marché, et force est de reconnaître qu'après quelques tatônnements au début ils sont vraiment devenus une référence, que ce soit en terme de catalogue, de politique éditorial, de packaging ou de rapport qualité/prix également. Et ce qui est assez cool pour un vieux fan de DC, c'est qu'ils démontrent que ces personnages peuvent cartonner alors que j'ai entendu quasiment toute ma vie que (au hasard) Aquaman était un personnage ridicule qui n'avait aucune chance de marcher en France ^^
SupprimerJe n'ai jamais compris ce que les gens reprochaient au côté "culturiste" de WW...
RépondreSupprimerC'est une guerrière amazone, il paraît normal qu'elle soit fit et élancée non ?? Dans cette série (bonne au demeurant) c'est frappant, elle a limite l'air chétive par rapport aux autres amazones... Pour moi ce n'est pas logique. Une Wonder Woman avec des proportions "réalistes" ne serait pas plus "fine et anguleuse" mais au contraire encore plus carrée et musclée (comme Alex Ross la dessine dans Kingdom Come).
Je pense que quand Thomas écrit "barbie culturiste", le mot important est surtout "barbie" ;)
SupprimerEffectivement, je pointais surtout l'aspect à la fois extra-fit et extra-curvy du personnage dans ses représentations traditionnelles. Ce n'était pas forcément une réflexion sur un quelconque réalisme de son apparence (c'est une déesse, après tout). Cela dit si tu vas par-là, les militaires sont plutôt des gens sportifs et élancés que des culturistes, hein ;-))
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