J'étais en train de lire les mémoires d'un survivant et aux alentours de la page 275, c'est devenu le livre d'un mort. Qu'est-ce qu'ils vont tous écrire, maintenant ? Le mec qui a survécu à tout, le Vétéran, le Héros qui est toujours là quand tous ses contemporains et amis sont six pieds sous terre... ça en fait, des mauvaises intros de mauvais journalistes, parties à la bouteille en un petit tweet. Quelque chose me dit que là où il est, l'intéressé, qui bons ou mauvais les détestait cordialement, doit arborer ce petit sourire en coin qui, chez lui, était à peu près équivalent à un éclat de rire chez une personne normalement constituée.
J'étais donc en train de lire les mémoires d'un survivant et soit dit en passant, ce n'était pas peu dire : Mark Lanegan fait partie de ces dinosaures du rock devenus des légendes à l'ancienneté ; champion aux points et à l'endurance, toujours debout – enfin plus vraiment désormais mais disons : plus longtemps que les autres. Et Dieu sait qu'ils sont nombreux, dans Sing Backwards and Weep (c'est le titre du bouquin). À défiler ainsi tous plus talentueux, plus nobles et plus inspirés que ce mec volontaire mais tellement renfrogné qui rame, qui trime, qui en chie comme personne pour enfin publier, après dix ans de carrière, un truc dont il se sente enfin un peu fier. À côté mais jamais en plein centre (du moins jusqu'à la page 275) il les contemple avec respect, admiration, les appelles tous avec fierté ses potes et ses amis alors qu'on comprend à demi-mot qu'il n'était la plupart du temps que leur dealer ou leur fan sympa mais un peu relou. Il faut voir la joie de gamin que Lanegan paraît encore ressentir, à plus de cinquante balais, quand il raconte avoir refourgué de la came à Nick Cave. Il vous narre ça comme s'ils avaient fait un album entier ensemble – je ne ris pas en l'écrivant : Lanegan ne hiérarchise rien, dans ce livre, une anecdote où il soupçonne Jerry Cantrell de lui avoir piqué sa collection de porno a la même valeur que l'enregistrement avorté de son EP de reprises de Leadbelly avec Cobain, et entendre Cave s'extasier devant ses bras ravagés par les piquouses paraît lui faire quasiment autant plaisir que quand Jeffrey Lee Pierce lui dit qu'il a déjà entendu parler de sa musique. Un chapitre s'intitule "Parasite" et si ce n'est pas lui-même qu'il qualifie ainsi, c'est bien l'impression qu'il donne : celle d'un parasite, voire, lorsqu'entre en jeu la dope, d'un nuisible, gravitant autour de mecs de presque dix ans ses cadets dont il bouffe laborieusement la laine sur le dos en attendant que la chance lui sourie, à lui. Et ceci est écrit sans la moindre cruauté : avant d'être un artiste majeur de la scène de Seattle (ce qu'il fut, quoiqu'il en dise), Mark Lanegan en fut autant initiateur que, très rapidement enfermé dans le carcan d'un groupe qu'il détestait aussi bien humainement que musicalement, simple et triste spectateur. Quand il entend raconter sa vie, il se place instinctivement en position de témoin des success stories des autres. On les voit arriver un à un, les Cobain, les Stayley, les Cornell, les Love. Ils décrochent un à un la timbale et Lanegan les regarde, se réjouit pour eux, leur tape dans le dos, avant de retourner enregistrer un truc avec ce groupe qu'il méprise mais qui lui permet bon an mal an de se payer sa dose. Et s'il a l'élégance de faire semblant de ne rien remarquer, on ne peut s'empêcher de noter qu'alors que quelques années plus tôt, lorsque les Screaming Trees étaient le seul groupe bankable de Seattle, il faisait des pieds et des mains pour mettre le pied à l'étrier aux autres, le renvoi d'ascenseur n'a jamais eu lieu – allez si, peut-être une fois, lorsque Cobain lui propose de participer à son MTV Unplugged et qu'il décline. On sera en droit de douter de la véracité de cette anecdote jamais racontée ailleurs. Lanegan, assez paradoxalement tant il se donne souvent le rôle d'un connard fini, semble fréquemment réécrire l'histoire si ce n'est à son avantage, du moins d'une manière qui lui convienne – c'est-à-dire un brin cynique et tout à fait partiale. À l'en croire, c'est à peine s'il n'était pas le seul gars dans un rayon de cinquante bornes autour de Seattle à penser que Nirvana était un bon groupe – il existe bien assez de témoignages de l'époque pour savoir que ce qu'il raconte n'est tout simplement pas vrai, ou en tout cas largement déformé.
Parce que j'étais en train de lire les mémoires d'un survivant, mais aussi celle d'un type franchement antipathique que je ne pouvais bizarrement pas m'empêcher d'apprécier au fil des pages. Il n'est pas interdit d'y voir une part de pose – en fait, je n'arrive pas à m'empêcher de le voir ainsi : un type qui m'a aussi souvent bouleversé ne peut pas être un tel salopard, ce n'est tout simplement pas possible, on parle d'un mec qui a écrit quelques unes des chansons les plus poignantes de tous les temps. On – il ! – ne me fera pas croire qu'il n'était réellement qu'un escroc, menteur, lâche, incapable de la moindre bienveillance et uniquement motivé par son intérêt personnel. Un pauvre gars qui, lorsqu'il n'est pas raide défoncé, s'avère tout au plus en état de sauter les copines de ses potes tout en jalousant leur réussite. Ce livre n'est qu'un ramassis de conneries assez extraordinaire s'agissant de brosser le portrait de son principal protagoniste, mais un ramassis de conneries fascinant dans ce qu'il révèle de la psyché de son auteur. Longtemps et à peu près comme tout le monde, j'ai vu la propension de Lanegan à jouer les guests de luxe (ou pas) sur les albums des autres comme de la paresse pure et simple (et possiblement un attrait pour l'argent facile). Sing Backwards & Weep dévoile surtout un artiste formidable écrasé par un complexe d'infériorité comme on en a rarement vu dans l'histoire du rock, assez peu avare d'égos surdimensionnés. Lanegan ne se prend certes pas pour une merde, mais il semble si impressionné par la terre entière qu'il en oublie de se faire confiance – la moindre junkie est Cléopâtre et le moindre musicien capable de réussir un truc dont il est incapable (un accord de guitare ou simplement sourire) est un génie (et un type très sympa. Et un ami). On a envie de rajouter des notes de bas de pages un peu partout à la gloire du fabuleux songwriter que fut Lanegan – lui-même n'en avait manifestement pas une conscience très aiguë, ce qui explique probablement qu'il ait passé la moitié de sa vie à s'encombrer de co-writers dix fois moins bons que lui (mais probablement très sympas, donc. Lanegan semblait vouer une vraie fascination pour les gens bienveillants et lumineux, ce qui ne manque pas de sel tant il était réputé pour être désagréable et taciturne).
Bref, ces mémoires d'un survivant étaient bien parties avant de subitement se casser la gueule, Mark Lanegan ne pouvant s'empêcher de saccager systématiquement et méthodiquement tout ce qu'il entreprend, y compris ma lecture d'un pauvre bouquin même pas si long. Tout bien réfléchi, ces 400 et quelques pages ne pouvaient que se terminer ainsi, en queue de poisson – ce décès me déprime tellement que je ne suis même pas certain que j'aurai le courage de finir. De toute mes idoles de jeunesse, Mark Lanegan est certainement celle qui m'aura déçu le plus fréquemment et le plus régulièrement – avoir la politesse de ne pas mourir avant ses quarante ans étant certes un handicap à peu près aussi insurmontable que de jouer dans un groupe composé de beaufs sans cervelle ou d'être tellement camé qu'arrive un moment où la qualification de "mémoires" ne relève plus que de la boutade. Qu'attendre d'autre d'un artiste dont la production discographique avait fini par devenir aussi pléthorique qu'anonyme, et la voix de plus en plus désincarnée (enchaînez Field Songs avec n'importe quel disque de Lanegan paru ces dix dernières années : l'absence de nuances, de variations et d'aspérités est aussi flagrante que désespérante). Un mec comme ça ne pouvait que clamser pendant que je lisais ses mémoires et que je me réconciliais enfin avec lui, à 57 ans plutôt que 27 parce que quitte à passer à côté de sa carrière, ma foi, autant y aller à fond. Mais dans la mesure où ce genre de mec ne peut plus exister dans la musique d'aujourd'hui, il n'est pas déraisonnable de supposer que sa mort m'affecte profondément et que son prochain album foiré me manque déjà.
Ouais, très bon choix de lecture pour un revenant...
RépondreSupprimerEuh,
RépondreSupprimerC'est un article du Golb, ou bien... ?
Thhanks for sharing this
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