La première chose qui m'a frappé en relisant Carrion Comfort, c'est à quel point il différait fondamentalement des autres romans de Dan Simmons. Des plus récents, on pourrait s'y attendre, s'agissant du second livre d'un écrivain star n'ayant à l'époque reçu qu'un succès d'estime. Mais Carrion Comfort s'avère aussi très vite, dès son premier chapitre, extrêmement éloigné du précédent livre de Simmons (Song of Kali) autant que du suivant – c'est-à-dire le premier volet de Hyperion, paru seulement quelques mois plus tard. Dans le style, dans l'univers, dans les personnages... Carrion Comfort pourrait aussi bien être l’œuvre d'un autre écrivain. J'allais écrire d'un imitateur, mais ce n'est même pas vrai : quelqu'un souhaitant pomper Simmons tenterait assurément (et sans doute très laborieusement) d'en décliner l'érudition maladive, le goût pour les citations interminables et le pastiche aux confins du fétichisme. Des éléments qui, pour n'en être moins constitutifs de cette œuvre parmi les plus importantes (et populaires) du fantastique contemporain, sont totalement absents de Carrion Comfort. Ouvrage dont les deux cents premières pages contiennent au demeurant plus de scènes d'action que tous ceux de l'auteur mis bout à bout. En fait, Carrion Comfort semble être l'archétype du roman de jeunesse refusé partout que l'auteur s'empresse de publier une fois ses premiers succès acquis. J'ignore si c'est le cas ; cela expliquerait beaucoup de choses.
L'ironie, c'est que la seconde chose qui m'a frappé en relisant Carrion Comfort, c'est à quel point il ne faisait aucun doute qu'il s'agissait d'un roman de Dan Simmons. Toutes ses obsessions et même, osons le dire, toutes ses pulsions s'y retrouvent de la manière la plus glaçante qui soit. Ultra-violence, torture, amputation, viol (littéraire ou littéral)... tout le matos que l'auteur enrobera plus tard d'emphase dans Hyperion figure déjà au générique de Carrion Comfort, dans une version crue, débridée, qui pousse parfois à détourner le regard tant la complaisance de Simmons à raconter des scènes d'abus sexuels est évidente, presque assumée lorsqu'il finit par tenter de nous rendre un personnage aussi immonde que Tony Harod sympathique (voire héroïque). De ce point de vue, Carrion Comfort est peut-être même le plus simmonsien des livres de Simmons : son attrait pour le sadisme le plus glauque – et gratuit – constitue la base-même du récit ; ou comment des individus capables de soumettre toute personne à leur volonté se livrent depuis des décennies à un jeu pervers et sans fin dans lequel vous et moi ne sommes que des pions, voués à être utilisés, joués, perdus ou sacrifiés sans le moindre remords. Certains d'entre eux dirigent le monde en sous-main, quand les autres se contentent de le traverser en ne semant que mort et destruction sur leur passage – sans la moindre raison si ce n'est qu'ils le peuvent, quand ils veulent, comme ils veulent. Il est vrai que le titre-même du roman, s'il est moins immédiatement évocateur que sa version française (L’Échiquier du Mal), est emprunté au poète doloriste Gerard Manley Hopkins et pouvait faire figure d'avertissement.
Simmons étant Simmons même alors qu'il ne l'était pas encore, ce dernier aspect est certes compensé par le fait que son histoire s'attache à narrer la lutte de gens ordinaires contre ces psycho et sociopathes en liberté. Mais de même que dans la plupart des œuvres gores, la véritable star est le meurtre lui-même, dans Carrion Comfort, il ne fait aucun doute que ces "vampires psychiques" (comme ils sont appelés et même si leur vampirisme est dans le fond très relatif) sont les véritables protagonistes du récit. Ce sont d'ailleurs eux qui héritent des meilleures pages, quand le trio puis duo de "gentils" hérite surtout de tunnels de dialogues explicatifs, de flashbacks et autres passages plus statiques les uns que les autres – à l'exception bien sûr des moments où ils sont dominés, au propre ou au figuré, par les monstres qu'ils combattent. Cela renforce d'autant plus le sentiment de malaise que dans les temps les plus faibles, on a plutôt hâte de retrouver Tony Harod (le violeur en série) ou Melanie Fuller (la vieille salope nazie), plutôt que la gentille Natalie, dont les motivations semblent de plus en plus lointaines et opaques au fur et à mesure que ce (long) texte avance. La troublante virtuosité de Simmons est de réussir à nous faire nourrir une fascination réelle pour ces personnages absolument répugnants, transformant un thriller de facture somme toute classique en terrifiant page-turner – sauf qu'on est parfois plus terrifié par ce que notre plaisir de lecteur suggère de nous-mêmes que par le grand-guignol d'un Simmons dont l'écriture, bien que plus directe que dans ses ouvrages tardifs, ne semble pas plus qu'ailleurs connaître le concept d'épure.
Car Carrion Comfort est un thriller, oui, assez efficace dans l'absolu, mais pas toujours aussi maîtrisé que dans mon souvenir. Passionnante dans les passages d'introspection, la multiplication des points de vue devient un véritable boulet que l'auteur se trimballe dans les nombreuses scènes d'action qui émaillent son texte, l'obligeant à raconter trois ou quatre fois la même chose sous un angle différent. Un matraquage qui serait sans doute moins pénible si, d'une manière générale, Simmons faisait preuve d'un minimum de subtilité, s'essayait à la suggestion une fois ou deux, plutôt que d'y aller avec ses gros sabots. La comparaison avec des textes plus récents tels Drood (2009) ou Flashback (2011) n'est pas franchement en faveur de Carrion Comfort, dont l'un des mérites involontaires est de parfaitement démontrer pourquoi l'auteur a renoncé à l'action pure par la suite. Sans doute était-ce aussi l'époque qui voulait cela, au-delà de la fougue de la propre jeunesse de Simmons : Carrion Comfort est un livre très typé eighties, tant dans sa construction que dans ses thèmes ou son approche stylistique. Son complot mondial à faire rougir les Illuminati, son utilisation de la figure du Nazi comme entité maléfique définitive et en conséquence exempte de la plus petite nuance... sans même parler de son traitement des thématiques sociales et politiques, ont tendance à en faire par instants une belle œuvre d'archéologie littéraire, mention Qu'aimait donc le grand public anglo-saxon sous Reagan ? Obsédé par les fanatismes religieux (ce qui est quand même un comble de la part de quelqu'un qui publiera l'ultra-mystique The Fall of Hyperion moins de deux ans après), Simmons entretient d'ailleurs une relation très particulière à ce racisme qui sclérose la société américaine, qu'il entend clairement dénoncer tout en multipliant lui-même les stéréotypes raciaux. On sera libre de s'amuser ou non de ce que sur ses trois héros représentant chacun une image d’Épinal, le seul à réellement exploser son archétype de départ soit... le shérif redneck. Le vieux Juif rescapé de la Shoah et la jeune noire évidemment sexy et impulsive (ces femmes sont des tigresses, vous l'ignoriez ?) auront beaucoup moins de chance.
Je m'aperçois que je n'ai fait que des observations négatives, ou du moins assez sévères, alors que ce n'était pas forcément mon but au début de cet article. Il faut dire que lorsque j'ai rouvert Carrion Comfort, l'idée n'était pas d'en faire une critique, mais au contraire de le répertorier dans Mes livres à moi (et rien qu'à moi) tant il m'avait marqué autrefois. L'entreprise, dont je mis un certain temps à comprendre qu'elle était vouée à l'échec, a généré une relative frustration, qu'importe que je n'en aie pas moins avalé l'ouvrage en très peu de temps eu égard à son volume (près de huit cents pages écrites en tout petit). Il s'agit d'un vrai bon livre, malgré des défauts assez manifestes et un fond discutable – ou sur lequel on pourra fermer les yeux, même si dans le cas de Dan Simmons, certaines récurrences sont telles qu'on ne peut pas ne pas y voir des parti-pris. Son début, notamment, est absolument captivant et il est très difficile de le reposer avant d'avoir bouclé les deux voire trois cents premières pages. De là à en faire l'un des plus grands chefs-d’œuvre du genre, comme j'aurais moi-même eu tendance à le clamer il n'y a pas si longtemps, il y a un pas que je ne serais plus disposé à franchir désormais. L'une des premières choses que l'on apprend sur Carrion Comfort avec une simple recherche Google, c'est que Stephen King déclara après l'avoir lu que Dan Simmons était devenu "son plus grand rival littéraire". L'écume retombée depuis longtemps (et le King ayant encensé un nombre délirant de tâcherons inconnus depuis), la comparaison ferait presque sourire tant Stephen King, à la même époque, était déjà loin au-dessus, qui publiait un des ses meilleures livres (The Dark Half) et s'apprêtait à entrer dans la période la plus riche et créative de sa déjà longue carrière.
L'ironie, c'est que la seconde chose qui m'a frappé en relisant Carrion Comfort, c'est à quel point il ne faisait aucun doute qu'il s'agissait d'un roman de Dan Simmons. Toutes ses obsessions et même, osons le dire, toutes ses pulsions s'y retrouvent de la manière la plus glaçante qui soit. Ultra-violence, torture, amputation, viol (littéraire ou littéral)... tout le matos que l'auteur enrobera plus tard d'emphase dans Hyperion figure déjà au générique de Carrion Comfort, dans une version crue, débridée, qui pousse parfois à détourner le regard tant la complaisance de Simmons à raconter des scènes d'abus sexuels est évidente, presque assumée lorsqu'il finit par tenter de nous rendre un personnage aussi immonde que Tony Harod sympathique (voire héroïque). De ce point de vue, Carrion Comfort est peut-être même le plus simmonsien des livres de Simmons : son attrait pour le sadisme le plus glauque – et gratuit – constitue la base-même du récit ; ou comment des individus capables de soumettre toute personne à leur volonté se livrent depuis des décennies à un jeu pervers et sans fin dans lequel vous et moi ne sommes que des pions, voués à être utilisés, joués, perdus ou sacrifiés sans le moindre remords. Certains d'entre eux dirigent le monde en sous-main, quand les autres se contentent de le traverser en ne semant que mort et destruction sur leur passage – sans la moindre raison si ce n'est qu'ils le peuvent, quand ils veulent, comme ils veulent. Il est vrai que le titre-même du roman, s'il est moins immédiatement évocateur que sa version française (L’Échiquier du Mal), est emprunté au poète doloriste Gerard Manley Hopkins et pouvait faire figure d'avertissement.
Simmons étant Simmons même alors qu'il ne l'était pas encore, ce dernier aspect est certes compensé par le fait que son histoire s'attache à narrer la lutte de gens ordinaires contre ces psycho et sociopathes en liberté. Mais de même que dans la plupart des œuvres gores, la véritable star est le meurtre lui-même, dans Carrion Comfort, il ne fait aucun doute que ces "vampires psychiques" (comme ils sont appelés et même si leur vampirisme est dans le fond très relatif) sont les véritables protagonistes du récit. Ce sont d'ailleurs eux qui héritent des meilleures pages, quand le trio puis duo de "gentils" hérite surtout de tunnels de dialogues explicatifs, de flashbacks et autres passages plus statiques les uns que les autres – à l'exception bien sûr des moments où ils sont dominés, au propre ou au figuré, par les monstres qu'ils combattent. Cela renforce d'autant plus le sentiment de malaise que dans les temps les plus faibles, on a plutôt hâte de retrouver Tony Harod (le violeur en série) ou Melanie Fuller (la vieille salope nazie), plutôt que la gentille Natalie, dont les motivations semblent de plus en plus lointaines et opaques au fur et à mesure que ce (long) texte avance. La troublante virtuosité de Simmons est de réussir à nous faire nourrir une fascination réelle pour ces personnages absolument répugnants, transformant un thriller de facture somme toute classique en terrifiant page-turner – sauf qu'on est parfois plus terrifié par ce que notre plaisir de lecteur suggère de nous-mêmes que par le grand-guignol d'un Simmons dont l'écriture, bien que plus directe que dans ses ouvrages tardifs, ne semble pas plus qu'ailleurs connaître le concept d'épure.
Car Carrion Comfort est un thriller, oui, assez efficace dans l'absolu, mais pas toujours aussi maîtrisé que dans mon souvenir. Passionnante dans les passages d'introspection, la multiplication des points de vue devient un véritable boulet que l'auteur se trimballe dans les nombreuses scènes d'action qui émaillent son texte, l'obligeant à raconter trois ou quatre fois la même chose sous un angle différent. Un matraquage qui serait sans doute moins pénible si, d'une manière générale, Simmons faisait preuve d'un minimum de subtilité, s'essayait à la suggestion une fois ou deux, plutôt que d'y aller avec ses gros sabots. La comparaison avec des textes plus récents tels Drood (2009) ou Flashback (2011) n'est pas franchement en faveur de Carrion Comfort, dont l'un des mérites involontaires est de parfaitement démontrer pourquoi l'auteur a renoncé à l'action pure par la suite. Sans doute était-ce aussi l'époque qui voulait cela, au-delà de la fougue de la propre jeunesse de Simmons : Carrion Comfort est un livre très typé eighties, tant dans sa construction que dans ses thèmes ou son approche stylistique. Son complot mondial à faire rougir les Illuminati, son utilisation de la figure du Nazi comme entité maléfique définitive et en conséquence exempte de la plus petite nuance... sans même parler de son traitement des thématiques sociales et politiques, ont tendance à en faire par instants une belle œuvre d'archéologie littéraire, mention Qu'aimait donc le grand public anglo-saxon sous Reagan ? Obsédé par les fanatismes religieux (ce qui est quand même un comble de la part de quelqu'un qui publiera l'ultra-mystique The Fall of Hyperion moins de deux ans après), Simmons entretient d'ailleurs une relation très particulière à ce racisme qui sclérose la société américaine, qu'il entend clairement dénoncer tout en multipliant lui-même les stéréotypes raciaux. On sera libre de s'amuser ou non de ce que sur ses trois héros représentant chacun une image d’Épinal, le seul à réellement exploser son archétype de départ soit... le shérif redneck. Le vieux Juif rescapé de la Shoah et la jeune noire évidemment sexy et impulsive (ces femmes sont des tigresses, vous l'ignoriez ?) auront beaucoup moins de chance.
Je m'aperçois que je n'ai fait que des observations négatives, ou du moins assez sévères, alors que ce n'était pas forcément mon but au début de cet article. Il faut dire que lorsque j'ai rouvert Carrion Comfort, l'idée n'était pas d'en faire une critique, mais au contraire de le répertorier dans Mes livres à moi (et rien qu'à moi) tant il m'avait marqué autrefois. L'entreprise, dont je mis un certain temps à comprendre qu'elle était vouée à l'échec, a généré une relative frustration, qu'importe que je n'en aie pas moins avalé l'ouvrage en très peu de temps eu égard à son volume (près de huit cents pages écrites en tout petit). Il s'agit d'un vrai bon livre, malgré des défauts assez manifestes et un fond discutable – ou sur lequel on pourra fermer les yeux, même si dans le cas de Dan Simmons, certaines récurrences sont telles qu'on ne peut pas ne pas y voir des parti-pris. Son début, notamment, est absolument captivant et il est très difficile de le reposer avant d'avoir bouclé les deux voire trois cents premières pages. De là à en faire l'un des plus grands chefs-d’œuvre du genre, comme j'aurais moi-même eu tendance à le clamer il n'y a pas si longtemps, il y a un pas que je ne serais plus disposé à franchir désormais. L'une des premières choses que l'on apprend sur Carrion Comfort avec une simple recherche Google, c'est que Stephen King déclara après l'avoir lu que Dan Simmons était devenu "son plus grand rival littéraire". L'écume retombée depuis longtemps (et le King ayant encensé un nombre délirant de tâcherons inconnus depuis), la comparaison ferait presque sourire tant Stephen King, à la même époque, était déjà loin au-dessus, qui publiait un des ses meilleures livres (The Dark Half) et s'apprêtait à entrer dans la période la plus riche et créative de sa déjà longue carrière.
Carrion Comfort [L’Échiquier du Mal]
Dan Simmons | St. Martin's Griffin, 1989
Du coup Hyperion fait partie de tes livre à toi rien qu'à toi ou pas du tout ?
RépondreSupprimerNon. C'est un très bon livre, c'est déjà pas mal ^^ Mais à vrai dire, c'est assez difficile de définir ce qu'est un de Mes livres à moi (et rien qu'à moi). Parfois je ne m'en aperçois que des années après, presque par hasard. Mais Hyperion, non, c'est sûr que non.
SupprimerJe l'ai lu, ton article fait remonter quelques vagues souvenirs mais il me semble que j'avais pas adoré. A l'inverse d'Hyperion (du coup je plussoie la question de Yueyin)
RépondreSupprimerEh bah... voire ma réponse à Yueyin du coup ^^
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