Il faut se méfier des évidences. Si la rédaction de ces quelques mots allait de soi pour toi, qui me lit depuis si longtemps et t'es délecté(e) des pérégrinations hivernales des Corganologues alors que tu n'as jamais pu piffer les Smashing Pumpkins, ce n'était pas mon cas. Cette réunion tardive, amusante, presque blague quand on se rappelle que le concert avait été annoncé à la surprise générale entre les deux premiers épisodes de notre rétrospective, je ne l'envisageais pas vraiment comme l'épilogue d'une série de textes entamée plus de neuf mois auparavant, mais simplement comme l'occasion de passer une bonne soirée avec mes deux vieux copains pour la première fois depuis... la dernière fois que les Smashing Pumpkins étaient venus en France, onze années plus tôt. Je le ressentais et le ressens encore comme un moment à nous invitant mal au fastidieux exercice du live report : dès lors qu'il s'agissait d'une simple sortie entre amis, avec Lady Hélène en chaperonne et l'inénarrable Jeof dans le rôle de l'invité pas tout à fait surprise, le groupe pouvait bien nous jouer une reprise de U2 ou quatorze, l'intégrale de Siamese Dream comme une vingtaine d'inédits de seconde zone – le concert lui-même n'était dans le fond pas le propos. C'est presque par hasard que je me suis surpris à l'aimer, à tolérer l'acoustique toujours aussi discutable de Bercy l'Accor Arena, à me laisser emporter par l'indéniable charme d'un groupe que je voyais pour la troisième fois (dont une au faîte de sa splendeur) mais que je n'avais jamais connu si solide, si soudé, si profondément sympathique et goguenard (protagoniste chauve inclus). Onze ans plus tôt, la version Faking Pumpkins nous avait asséné une prestation sans âme dans un Théâtre Antique de Vienne largement dépeuplé, enquillant les hits avec la conviction d'un électeur de Gauche à un scrutin décisif devant une assemblée-pas-franchement-nationale et plus curieuse qu'extatique, au point que la setlist n'ait mis que quelques mois à s'évanouir de nos mémoires et que nous soyons pas moins de trois personnes à douter du site de référence lorsque celui-ci affirme que le groupe interpréta ce soir-là une reprise d'"Immigrant Song". Les Smashing Pumpkins avaient beau avoir une existence officielle, enquiller les disques, elles n'étaient plus qu'un groupe moyen pratiquant ce que j'aime à appeler du live mort (ça sonnerait mieux en anglais), de ceux où l'on accepte poliment de subir deux ou trois titres du dernier, hum, chef-d’œuvre en date... contre la promesse (le contrat ?) tacite que "Tonigt, Tonight" serait jouée à la tombée de la nuit.
Il serait d'une grande malhonnêteté intellectuelle d'affirmer que le concert de Bercy obéit à une démarche radicalement différente – mon amour inconditionnel pour le récent ATUM ne me fait pas perdre raison au point de supposer que les extraits joués ce soir-là (pas franchement les meilleurs, qui plus est) furent autrement que subis par une partie de l'assemblée. Mais quelque chose, à l'évidence, était différent, qui ne se jouait pas (que) dans la séduction scénique d'un James Iha reconverti en clown laconique ou dans la virtuosité d'un Jimmy Chamberlin, numéro 1 à l'applaudimètre final, dont chaque break devrait en soi suffire à clore le débat concernant le meilleur batteur de rock de sa génération. Ce quelque chose, ne maintenons pas le suspens plus longtemps, c'était nous, aussi et sans doute : avant tout. L'expérience live est un échange. Un public qui ne donne rien à un groupe n'ayant déjà pas grand-chose à offrir n'a absolument aucune chance de repartir avec des souvenirs. De même que notre voyage de fin d'année dans la psyché improbable de William Patrick C. a, je crois, permis à notre groupe d'amis de se réconcilier un peu avec lui, celle qu'il appelle à longueur d'épisodes de son étrange série TV (Billy Corgan's Adventures in Carnyland) la Pumpkin Family s'est de toute évidence retrouvée depuis cette période maussade où chaque nouvel album sonnait comme un renoncement et où l'idée même d'aller voir le groupe sur scène avait quelque chose d'un peu incongru, gênant, bizarre (tu raieras la mention inutile mais sache qu'en 2013, je n'étais même pas enthousiaste à l'idée du concert, j'avais d'ailleurs il me semble récupéré une place de l'ami Guic' un peu à l'arrache – je ne saurais même plus dire par quel moyen de transport nous étions descendus ni même si nous avions fait le trajet jusque chez Xavier ensemble). Et si tu penses un instant en lisant cela que je projette simplement mon propre sentiment de réconciliation avec cette musique, c'est clairement que tu n'as pas vu "Today" soulever Bercy et son public en scander la moindre note, du début à la fin, ni ressenti ce frisson collectif insondable à l'entame de "Thru the Eyes of Ruby". L'expérience live est collective. J'aimerais que ce soit une lapalissade, pourtant je lis peu, voire pas, de nos jours, de live report prenant quelques instants pour s'attarder sur l'acteur principal de la soirée. Lorsque je repenserai à ce concert dans dix ans, ou qui sait ? vingt... je ne doute pas que ma première vision sera le visage de Papi Xav' réalisant que les Pumpkins s'apprêtent à jouer pour lui – pour nous – une version tout au plus correcte de "Mayonaise". J'aime les Pumpkins et serai sans doute très triste le jour où l'un de ses membres historiques nous quittera, mais Billy ne m'en voudra pas d'aimer encore plus Xavier et Guic'. J'ai très peu d'amis, de moins en moins avec l'âge. Cela n'ira pas en s'arrangeant avec le temps, aussi sûr que Billy Corgan ne se remettra pas de sitôt à réécrire des hymnes de ce calibre. Mais peu importe, et même tant mieux : il n'y a qu'une seule "Mayonaise", de même qu'il n'y a qu'un seul Xavier, un seul Guic', et que tout cela s'est trouvé là, en un unique et éphémère et magnifique instant. Quitte à verser dans la lapalissade, autant y aller à fond et se rappeler que rien n'est susceptible de réunir autant, aussi fort et aussi puissamment, que la musique. Les groupes ont beau se reformer pour le pognon depuis la nuit des temps, cette donnée n'a rien de négligeable lorsqu'il s'agit d'évoquer des artistes continuant de tourner au-delà de toute date raisonnable de consommation de leur musique. Ma carrière scénique fut trop brève pour envisager de répondre moi-même à cette question, mais peux-tu vraiment te lasser d'une foule en transe reprenant tel un seul être tes chansons, fussent-elles écrites à une époque tellement lointaine que tu as l'impression qu'elles l'ont été par une autre personne ? Il y a onze ans, je me gaussais sans vraiment oser le faire d'un "leader autrefois si intransigeant [qui] joue "Zero" un soir sur trois depuis tellement longtemps qu'il ne pense probablement même plus à ce que raconte son refrain lorsqu'il le rugit." Aujourd'hui je me demande, sans fausse naïveté, si l'important n'est pas plutôt que le public qui le rugit avec lui y perçoive le sens que lui-même n'y voit probablement plus. Si cette résignation à systématiquement jouer un morceau plus qu'attendu : exigé, n'est pas plutôt l'acceptation de ce qu'il représente pour les personnes auxquelles il le concède. Jouer "Mayonaise" en 2024, ce titre que son propre auteur qualifia un jour de "Bullshit song with bullshit lyrics", n'a probablement pas le putain de moindre sens pour un millionnaire repus doublé d'un père de famille en paix avec tous ses démons. Mais quelle importance, puisque des millions d'individus lui confèrent des millions de sens, des millions de résonances, et que c'est en définitive à eux seuls, désormais, que cette chanson appartient ?
Je ne vois guère ce que j'aurais pu attendre de plus d'une soirée dont l'idée germa à peu près comme ça : "Bon, puisqu'ils viennent, allons les voir une dernière fois tant qu'ils sont encore à peu près vaillants". Mission accomplie, probablement pour la dernière fois en ce qui me concerne. Parce que si en sortant du concert, le plus pessimiste de nous trois clamait qu'il n'y avait aucune raison de ne pas remettre ça, que ce serait peut-être encore mieux dans dix ans, je sais moi que dans dix ans, je ne revivrais probablement rien de comparable, même si Xavier est là et même si le groupe joue "Mayonaise". Puisque les groupes de rock sont pour la plupart incapables de s'arrêter au sommet, c'est bien à nous qu'il incombe d'arrêter à leur place. Je ne doute pas que je trouverais quelqu'un dans dix ans pour me ressortir cette phrase lorsque je retournerai voir des Smashing Pumpkins semi-grabataires pour la quatrième fois. Je viens après tout de franchir le Rubicon – je plaide coupable (ou, à tout le moins, Guilty by Association) : j'ai été voir le concert d'un vieux groupe jouant ses vieilles chansons avec des vieux potes et j'ai adoré ça. Le jeune homme qui a ouvert ce blog en mai 2006 aurait probablement demandé à ce qu'on l'achève s'il en arrivait-là. Le quadragénaire que je suis devenu te demande un peu d'indulgence et présente ses excuses pour avoir chroniqué huit fois Adore sans jamais réaliser qu'"Ava Adore" était un putain de morceau de hip hop.
Bien entendu, mes camarades Corganologues y sont également allés de leurs plus belles plumes, ici pour Guic', et par-ici pour Papy Xav'. Fidèles à la tradition, nous n'avons aucune idée de ce que chacun des autres a pu écrire.