Quatre ans après La Peau et les Os, roman ébouriffant auquel j'avais consacré l'un des tout premiers articles (et je crois le premier 6/6) de ce blog, Hyvernaud publiait ce second ouvrage encore plus étrange et fascinant, ce Wagon à vaches qui sous-couvert de chronique de mœurs à la lenteur toute bourgeoise est sans doute l'un des plus romans les plus sombres et violents qu'ait connu la France des années cinquante (ou plutôt que n'ait pas connu, puisque pas grand monde ne connaît Hyvernaud aujourd'hui - un pas grand monde qui à son époque était assez proche de personne). Le titre annonce la couleur : les vaches (soit donc nous tous) ne regardent même pas passer le train, ce serait leur accorder un pouvoir décisionnel qu'elles n'ont pas ; elles se contentent de monter dedans et se faire trimballer où bon semblera au cheminot.
Il y a évidemment beaucoup de l'auteur dans ce narrateur semblant à côté du monde ; si l'on retrouve le regard froid et acéré de La Peau et les Os, Hyvernaud semble encore plus désolé que lorsqu'il narrait sa déportation - ce qui est à la fois d'une tristesse et d'un culot incroyable. Il fallait oser l'écrire, cette incapacité à s'insérer dans une société qui à peine la Guerre achevée reprenait déjà son train-train, préférant oublier l'horreur plutôt que de la confronter. Plus que du talent, il fallait autant de sang froid que de courage artistique pour oser écrire ainsi, au travers d'une fable amère sur la société de son temps, le roman de son propre renoncement, de sa propre médiocrité, de son propre conformisme.
"Je ne sais que regarder ma vie, et c'est un spectacle sans agrément. Ma vie ou les vies niaises, affairées et peureuses qui côtoient ma vie. Je ne leur trouve pas de signification, de replis et de dessous. Ce qui montre bien que je ne suis pas un romancier.
Comment ne pas se demander en lisant ces lignes si Hyvernaud ne songeait pas déjà alors à arrêter la littérature - ce qu'il fera finalement peu après ? Véritable génie à l'écriture et à la voix uniques dans la production de son temps, l'auteur n'aura sa vie durant essuyé que mépris et indifférence. Son crime ? Avoir eu raison, avoir été trop lucide - ce roman en fournit une illustration effrayante de crudité - au moment précis où ses concitoyens, échappant aux heures les plus sombres de leur histoire, avaient plus que jamais besoin de se bercer d'illusions. Il va sans dire que ce n'était guère le moment de leur offrir un texte aussi juste qu'anxiogène sur la médiocrité du quotidien et les petites bassesses dont l'âme humaine se rend chaque jour aussi coupable que victime (ces mêmes petites bassesses qui conduisirent à la fameuse Horreur, ajoute-t-il implicitement). Notez que le moment, ce fut sans doute une maigre consolation pour Hyvernaud, ne vint jamais et n'est toujours pas venu. Aujourd'hui encore, nombre de lecteurs n'ont aucune envie de se prendre la tête (ils sont sans doute encore plus nombreux dans ce cas, en 2009...). L'immense écrivain ? Il est ironiquement mort (dans l'indifférence générale cela va sans dire - ça faisait trente ans qu'il n'avait plus rien publié et son œuvre n'était plus éditée depuis presqu'aussi longtemps) durant ces superficielles et détestables années quatre-vingt. Sans savoir - le pauvre ! - que le pire était encore à venir et qu'il l'avait prédit, brossant bien avant l'heure le portrait d'une société déboussolée, refusant de s'interroger sur elle-même et inconsciente d'être lancée dans une fuite en avant profitable uniquement aux conducteurs du train.
"Donnez-nous la tambouille et la lessive de chaque jour. Donnez-nous nos huit heures de bureau de chaque jour. Nos quatre cent quatre-vingt minutes de bureau et nos dix minutes d'inhalation. La pendule, le seau à charbon et le compteur à gaz. De chaque jour [...] A l'heure de notre mort... Qui viendra après toutes ces heures de notre vie qu'on aura passées à récurer les casseroles, à copier des factures, à élever des enfants pour les casseroles et factures...
Il y a évidemment beaucoup de l'auteur dans ce narrateur semblant à côté du monde ; si l'on retrouve le regard froid et acéré de La Peau et les Os, Hyvernaud semble encore plus désolé que lorsqu'il narrait sa déportation - ce qui est à la fois d'une tristesse et d'un culot incroyable. Il fallait oser l'écrire, cette incapacité à s'insérer dans une société qui à peine la Guerre achevée reprenait déjà son train-train, préférant oublier l'horreur plutôt que de la confronter. Plus que du talent, il fallait autant de sang froid que de courage artistique pour oser écrire ainsi, au travers d'une fable amère sur la société de son temps, le roman de son propre renoncement, de sa propre médiocrité, de son propre conformisme.
"Je ne sais que regarder ma vie, et c'est un spectacle sans agrément. Ma vie ou les vies niaises, affairées et peureuses qui côtoient ma vie. Je ne leur trouve pas de signification, de replis et de dessous. Ce qui montre bien que je ne suis pas un romancier.
Comment ne pas se demander en lisant ces lignes si Hyvernaud ne songeait pas déjà alors à arrêter la littérature - ce qu'il fera finalement peu après ? Véritable génie à l'écriture et à la voix uniques dans la production de son temps, l'auteur n'aura sa vie durant essuyé que mépris et indifférence. Son crime ? Avoir eu raison, avoir été trop lucide - ce roman en fournit une illustration effrayante de crudité - au moment précis où ses concitoyens, échappant aux heures les plus sombres de leur histoire, avaient plus que jamais besoin de se bercer d'illusions. Il va sans dire que ce n'était guère le moment de leur offrir un texte aussi juste qu'anxiogène sur la médiocrité du quotidien et les petites bassesses dont l'âme humaine se rend chaque jour aussi coupable que victime (ces mêmes petites bassesses qui conduisirent à la fameuse Horreur, ajoute-t-il implicitement). Notez que le moment, ce fut sans doute une maigre consolation pour Hyvernaud, ne vint jamais et n'est toujours pas venu. Aujourd'hui encore, nombre de lecteurs n'ont aucune envie de se prendre la tête (ils sont sans doute encore plus nombreux dans ce cas, en 2009...). L'immense écrivain ? Il est ironiquement mort (dans l'indifférence générale cela va sans dire - ça faisait trente ans qu'il n'avait plus rien publié et son œuvre n'était plus éditée depuis presqu'aussi longtemps) durant ces superficielles et détestables années quatre-vingt. Sans savoir - le pauvre ! - que le pire était encore à venir et qu'il l'avait prédit, brossant bien avant l'heure le portrait d'une société déboussolée, refusant de s'interroger sur elle-même et inconsciente d'être lancée dans une fuite en avant profitable uniquement aux conducteurs du train.
"Donnez-nous la tambouille et la lessive de chaque jour. Donnez-nous nos huit heures de bureau de chaque jour. Nos quatre cent quatre-vingt minutes de bureau et nos dix minutes d'inhalation. La pendule, le seau à charbon et le compteur à gaz. De chaque jour [...] A l'heure de notre mort... Qui viendra après toutes ces heures de notre vie qu'on aura passées à récurer les casseroles, à copier des factures, à élever des enfants pour les casseroles et factures...
👑 Le Wagon à vaches
Georges Hyvernaud | Le Dilettante, 1953
Georges Hyvernaud | Le Dilettante, 1953
tout ça a l'air très bon, et apparemment les livres sont encore trouvabes.
RépondreSupprimerMerci pour la découverte !
Un auteur absolument fabuleux, que j'ai d'ailleurs découvert sur le Golb ;)
RépondreSupprimer"Le wagon à vaches" est encore meilleur que "La peau et les os" (qui était, déjà, un très grand livre). Vous avez lu sa correspondance ? H.
RépondreSupprimerEt dire que je n'ai pas lu celui-là parce que je me disais que j'avais de grandes chances de le trouver moins bon que "La peau et les os" (que j'ai d'ailleurs découvert grâce à ton article)...
RépondreSupprimerJe note immédiatement ce livre. L’extrait en fin de billet est absolument ébouriffant !
RépondreSupprimerErnesto >>> oh oui, ça se trouve très facilement... les deux romans ont été réédités au début des années 2000.
RépondreSupprimerH.V. >>> depuis le temps vous ne savez pas encore que j'ai une sainte horreur des recueils de correspondances ?
Ing >>> meilleur... je ne sais pas. Aussi bon, oui.
Emma >>> bonne lecture !
J'en ai entendu parler à plusieurs reprises, mais je n'ai jamais eu l'occasion de lire cet auteur.
RépondreSupprimerAlors n'attends plus !
RépondreSupprimer(Soupir de la fille qui est interdite d'achat de livre sous peine de se faire plaquer par son jules)
RépondreSupprimerVous me faites envie là. Enfin pas vous, Hyvernaud. C'est que j'aime bien me prendre la tête moi.
Ca doit pouvoir se trouver en bibliothèque...
RépondreSupprimerOu se faire prêter...
Un de mes écrivains préférés!
RépondreSupprimerJe ne te dirais jamais assez merci pour m'avoir fait découvrir Hyvernaud & Mirbeau !!!
(Connais tu d'autres écrivains français de cette trempe?)
Sinon pour Balzac que me conseilles-tu comme 1er livres ?
Je savais que tu aimais Hyvernaud mais j'ignorais que tu l'avais découvert "grâce à moi"... j'en suis ravi !
RépondreSupprimerEntre Mirbeau et Hyvernaud, tu as les grands décadents mais tu les connais peut-être déjà : Huysmans, Bloy, Lorrain. Et Elémir Bourges, aussi, moins connu, la postérité ne l'a pas trop retenu alors que son Crépuscule des Dieux est extraordinaire...
et mon balzac?
RépondreSupprimerMince, j'ai oublié (voilà ce qui arrive quand on répond trop vite).
RépondreSupprimerCeux que je recommande en général, ce sont :
- Splendeur et misère des courtisanes. Je dirais bien que c'est sans doute le meilleur de tous les Balzac... mais bon, il y en a tellement... en tout cas il est vraiment dans le Top 5 de ses chef-d'oeuvres, tout en étant étrangement assez peu connu...
- ... commentaire qui vaut également pour les Illusions perdues, le meilleur pour beaucoup de gens (Proust compris), et que pourtant on ne te fera jamais étudier à l'école (faut dire qu'il est très long).
- Une ténébreuse affaire. Un vrai petit polar (plus court, lui), très prenant même si le côté "contexte politique de l'époque" peut un peu décourager le lecteur contemporain.
- La Rabouilleuse, que j'ai chroniqué il y a quelques années.
Et bien sûr on peut ajouter des textes plus connus comme Le Chef-d'oeuvre inconnu, Le Colonel Chabert... des textes remarquables qui gagnent à être lu et relus tant ils sont riches.
Je crois que j'ai bien compensé mon oubli, là ^^
Merci beaucoup !
RépondreSupprimeret pour Huysmans, Bloy, Lorrain , c'est quoi les plus emblématiques ? (pour Bloy je connais "Exegese des lieux communs")
Je sais "j'abuse" !
Pour Huysmans : A rebours, Là-bas...
RépondreSupprimerLorrain : Monsieur de Phocas.
Bloy : le Désespéré et la Femme pauvre.
Suffisait de demander !
Merci!
RépondreSupprimerJ'ai parcouru toutes tes critiques de livres et j'ai vu ta grande diversité de lecture. Mais il me semble qu'il manque de la littérature russe ? non ? j'ai cru voir des articles sur Soljénitsyne ; est-ce un écrivain difficile à lire ?
J'ai lu la plupart des " grands russes" (Tolstoï, Tourgueniev, Gogol...) il y a très longtemps, ce qui explique qu'ils ne soient pas évoqués sur Le Golb.
RépondreSupprimerSoljénitsyne n'est pas mon favori, il y a beaucoup de longueurs dans la plupart des bouquins... mais "difficile à lire", non, je ne crois pas...
Grâce à toi je viens de lire "La peau et les os". Quelle claque. "L'enfer c'est les autres" surtout quand on les a pas pas choisi et en plus dans ces conditions là.
RépondreSupprimer« (…) Et on s'imaginait qu'on avait une âme, ou quelque chose d'approchant. On en était fier. Ça nous permettait de regarder de haut les singes et les laitues. On n'a pas d'âme. On n'a que des tripes. On s'emplit tant bien que mal, et puis on va se vider. C'est toute notre existence. On parlait de sa dignité. On se figurait qu'on était à part, qu'on était soi. Mais maintenant on est les autres. Des êtres sans frontières, pareils, mêlés, dans l'odeur de leurs déjections. Englués dans une fermentante marmelade d'hommes. Remués, brassés, perdus et fondus là-dedans. Égalité et fraternité de la merde. On avait ses problèmes. On était fier de ses problèmes, de ses angoisses. On n'est plus fier de rien, maintenant. Et il n'y a plus qu'un problème qui est de manger, et ensuite de trouver une place où poser ses fesses sur ces planches maculées. S'emplir, se vider. Et toujours ensemble, en public, en commun. Dans l'indistinction de la merde. On ne s'appartient pas. On appartient à ce monstre collectif et machinal qui toute la journée se reforme autour de la fosse d'aisance. »
C'était ça, être prisonnier de guerre en 39/45. Je me dis aussi que la vie aujourd'hui dans les prisons françaises doivent aussi ressembler à ça. On pourrait citer mille passages de ce livre qui tape dans le mille, sur le sens de la vie ou plutôt son absence de sens, sur la grande histoire, sur la liberté, sur la pauvreté,etc. Hyvernaud a pour objectif de dire la vie telle quelle est, sans artifice, avec lucidité. Derrière son nihilisme patent, il apparait pourtant un humanisme et un désir de révolte malgré tout. Et ce dernier chapitre sur l'histoire de ce jeune homme qu'il a eu comme élève. Bouleversant.
Merci beaucoup pour cette découverte.
Je vais lire séance tenante "Le wagon à vaches"
Ravi d'avoir permis cette découverte. Hyvernaud ne mérite vraiment pas le - relatif - oubli dans lequel il est tombé.
Supprimer3 mois après, je viens de lire "wagon à vache".
RépondreSupprimer"Plus que du talent, il fallait autant de sang froid que de courage artistique pour oser écrire ainsi, au travers d'une fable amère sur la société de son temps, le roman de son propre renoncement, de sa propre médiocrité, de son propre conformisme."
Tu as dit le principal sur ce livre.
J'ai encore pris une claque en le lisant. Si seulement on avait notre Hyvernaud des années 2010 ! Peut-être Houellebecq et même si je l'aime beaucoup je préfère Hyvernaud pour son humilité et sa manière de parler de la pauvreté.
Je vais lire sa correspondance pour voir. J'espère que le bonhomme ne va pas me décevoir.
Merci encore à toi pour cette découverte.
Mais Houellebecq a pour lui d'être plus drôle, cela dit ! Reste que tu as raison, le rapprochement paraît inévitable à bien des égards.
SupprimerContent que tu sois contente de la découverte.
Effectivement Houellebecq est vraiment drôle par moment. Je ne sais pas si tu l' as vu sur Arte dans son propre personnage d'écrivain "L'enlèvement de Houellebecq" :
Supprimerhttp://www.arte.tv/guide/fr/049817-000/l-enlevement-de-michel-houellebecq
C'est carrément hilarant pour le coup mais aussi poignant dans le genre "si je meurs demain, ça ne m'affecte pas plus que ça". Je comprends assez bien ce qu'il veut dire.
Ah ! Merci beaucoup pour ce lien ! Je voulais le regarder et puis, je ne sais pas, ça m'est sorti de la tête, mais je vais pouvoir y remédier.
SupprimerN'oublie pas non plus "Near death experience" son prochain film en tant qu'acteur (ouf, il a oublié ses velléités de réalisateur) qui sort le 10 septembre.
Supprimerhttp://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=228624.html