mardi 26 janvier 2010

Les Mères. Encore et toujours...

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°33]  
Sons & Lovers [Amants & Fils] - David Herbert Lawrence (1913)

Il y a la perversion et il y a le vice. Il y a la pornographie, et il y a le vice. Il y a l'amoralité, et il y a le vice - et il y a même l'immoralité.

Toutes ces notions sont différentes. Variables. Se nuancent mutuellement. Le seul contexte où éventuellement elles peuvent se confondre, c'est lorsqu'elles résonnent dans la bouche d'égout des censeurs. J'ai chanté ailleurs mon amour pour T.S. Eliot ; je le hais pourtant en partie, pour avoir largement contribué à jeter l'opprobre sur un de mes auteurs préférés, D.H. Lawrence, en le poursuivant de sa verve vengeresse et en l'accablant d'à peu près tous les maux possibles et imaginables dans l'esprit distordu d'un réactionnaire. Et d'un autre côté je l'aime quand même, Eliot. Son attitude... cette manière de rejeter un auteur dont il est par bien des aspects - la haine de la modernité et de la technologie par exemple - rapprochable... c'est un paradoxe tout à fait intéressant du point de vue psychanalytique.

Un siècle plus tard, Lawrence reste en grande partie rattaché à ce mélange de notions qu'il m'arrive de croiser encore, au détour d'un article qui lui serait consacré ou d'une discussion avec tel ou tel ami manifestement inconscient de verser dans le réactionnariat le plus crasse. Sons & Lovers, son second roman, ne mérite pourtant ni le qualificatif de pervers ni d'être taxé d'amoralité. Quant à la pornographie... ce n'est que bien plus tard (au milieu des années vingt) qu'elle entrera en ligne de compte. En 1913, la crudité de Lawrence est réservée à sa langue, ce verbe haut, volontiers pamphlétaire, familier et bien rare alors en littérature. Lawrence, si vous ne le connaissez pas (comme hélas beaucoup de français), peut être considéré comme l'ancêtre des Céline, Hemingway et autres Bukowski : un homme du peuple, s'exprimant dans le langage du peuple et en retirant un souffle, une fougue... une puissance insoupçonnée de la plupart des auteurs de son temps. Un libérateur de la langue anglaise, en somme.

Sons & Lovers n'est donc ni amoral ni pornographique ni pervers. Il est en revanche vicieux, au sens où sa subversion va se nicher ailleurs, dans les interlignes, dans les sous-entendus et les non-dits l'amenant à aborder de manière subtile mais frontale rien moins qu'un complexe d'Œdipe à peine théorisé alors (je me suis toujours demandé si Lawrence avait pu lire Contribution à la psychologie de la vie amoureuse, paru trois ans plus tôt, ou si c'était un mélange de coïncidence et d'instinct de l'écrivain - après tout Rousseau écrivait déjà sur le complexe d'Œdipe sans même le connaître...). Nous sommes dans l'Angleterre du début du XXe siècle. Les Morel sont un couple tout ce qu'il y a de plus banal. Tous deux issus de la classe ouvrière, ils s'aiment à la folie durant six ans... puis le temps fait son oeuvre, travaillant leur couple à l'usure... petit à petit Gertrude se met à rejeter son époux et à reporter son trop plein d'amour sur ses trois fils, allant jusqu'à les étouffer, voire même les vampiriser...

On a beaucoup dit et écrit que Sons & Lovers était une autobiographie de D.H. Lawrence, ce qui n'est que partiellement vrai. L'auteur était certes fils de mineur et fut certes surprotégé par sa mère, mais s'il fut écartelé entre ses deux parents c'est parce qu'ils ne venaient pas du même milieu - sa mère était une grande bourgeoise de province et c'est sur cette différence de classe que la vie chaotique de l'auteur s'est forgée. Si cette question est évoquée dans le livre, elle n'en est pas le nœud. Le personnage de Gertrude n'a rien d'une grande bourgoise tâtant de littérature et de philosophie. C'est une femme du peuple n'éprouvant de l'attrait pour les arts que parce que ses fils y éprouvent de l'intérêt et qu'elle veut, devant l'Eternel, être la femme de leur vie, aussi prête à tout pour les voir s'élever socialement que pour les garder pour elle.

Vous ne rêvez pas : on est presque dans Portnoy's Complaint. En filigranes, le rapport à leur mère perturbera d'ailleurs durablement la sexualité de ces gentils garçons. La différence est que ce que Philip Roth peut dire ouvertement en 1969, Lawrence ne peut décemment pas l'écrire en 1913 - il y a des limites que même lui n'ose pas franchir. N'empêche : avec la plume d'une modernité étonnante qu'on lui connaît, il pousse la trame de son roman jusqu'au paroxysme. Faisant de Sons & Lovers un livre moins immoral que dur et cruel. On peut difficilement considérer qu'il charge spécifiquement la mère Morel, sacrée mégère si l'on se place d'un certain point de vue ; le père, les fils, les petites amies... sont cependant tous égaux face à la morgue de D.H. Lawrence, son goût pour les portraits esquissés au sabre ou sa vision toute personnelle de la lutte des classes (sexuelle, forcément sexuelle...). Ainsi Morel est rejeté par sa femme sans pour autant passer un imbécile, ladite femme est aussi effrayante que touchante, quant aux enfants... leurs découvertes sentimentales et charnelles hésitantes, harsardeuses et chaotiques sont narrées dans le détail mais avec une infinie pudeur. Un très, très grand roman... mais ça vous vous en doutiez déjà, puisque c'est un de mes livres à moi (et rien qu'à moi).


Trois autres livres pour découvrir D.H. Lawrence :

St Mawr [L'Etalon] (1925)
The Plumed Serpent [Le Serpent à plumes] (1926)
The Virgin & The Gipsy and Other Stories [La Vierge et le Gitan] (1930)
...

6 commentaires:

  1. Très bon article.
    Ce roman ne m'a pas marqué plus que cela, au contraire d'autres de l'auteur. Je devrais peut-être le relire...

    BBB.

    RépondreSupprimer
  2. Superbe roman que celui-là. Moins connu que Lady Chatterley et ses autres grands classiques mais, à mon avis, bien meilleur. Merci de continuer à parler de cet auteur si peu évoqué de nos jours !

    RépondreSupprimer
  3. @Lil :

    Vous trouvez, vraiment, qu'il n'est plus évoqué ?

    RépondreSupprimer
  4. On ne peut pas dire que je lise des billets sur lui tous les jours..

    RépondreSupprimer
  5. Pour une fois je suis d'accord avec Lil'. La foison de commentaires fait foi ;-)

    RépondreSupprimer
  6. Bravo pour ce bel article, il faut vraiment que je lise ce livre. H.

    RépondreSupprimer

Si vous n'avez pas de compte blogger, choisir l'option NOM/URL et remplir les champs adéquats (ce n'est pas très clair, il faut le reconnaître).