[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°34]
Badenheim 1939 - Aharon Appelfeld (1979)
De tous les romans figurant dans cette sélection, Badenheim 1939 est probablement l'un des plus récents à l'avoir rejointe, et pour cause puisqu'il fut tardivement (mais très bien) traduit chez nous (je l'avais même lu en anglais, la première fois... et il m'a du reste semblé à l'occasion de cette relecture que la version française était meilleure (*)). D'ailleurs, d'une manière générale, Aharon Appelfeld fut longtemps inconnu en France - c'est pourtant et sans le moindre doute possible l'un des plus grands écrivains vivants. Je me souviens avec émotion du jour où j'ai ouvert ce livre pour la première fois, une découverte vraiment particulière dans la mesure où j'étais on ne peut plus vierge de tout a priori : je n'en avais JAMAIS entendu parler, et la seule chose que je savais de son auteur était qu'il apparaissait en tant que personnage dans l'Operation Shylock de Philip Roth. Je crois pouvoir dire qu'en terme de rapport qualité/prix, ce petit bouquin acheté dix balles dans une brocante fut mon plus bel investissement. Au prix d'une occase et croyant m'envoyer l'ouvrage d'un petit auteur sympa, je découvrais un classique méconnu à la hauteur des plus grands. Un hériter de Kafka et de Camus. Un maître ès absurde, au désespoir élégant et à l'humour corrosif. Beaucoup plus corrosif sans doute que celui de ses modèles, dont même les satires n'ont jamais vraiment versé dans la franche rigolade.
Badenheim 1939, lui, commence dans le rire pour mieux finir dans l'horreur. Joie, bonne humeur et beau monde ouvrent la marche funèbre, avec en toile de fond l'organisation du festival musical annuel de Badenheim, haut-lieu de la bourgeoisie juive qui peuple cette petite station thermale polonaise. On jurerait être dans une parodie de Scott Fitzgerald, dont on retrouve la même superficialité angoissée et le même goût pour le rabotage de verni social. Le projet est cependant tout autre et les agents du mystérieux Service Sanitaire débarquent là-dedans comme la peste dans le classique de Camus. Lentement mais sûrement, les personnalités vont se révéler pour mieux se désagréger - se dissoudre dans le cauchemar. Le ton est volontiers candide, faussement innocent et véritablement cinglant. On ne s'étonnera pas d'apprendre qu'en son temps, Badenheim 1939 donna lieu à une violente et sordide polémique ; nombre de critiques et d'organisation juives considérant en effet à l'époque que le mépris affiché par Appelfeld pour les personnages et la classe sociale dépeinte dans le roman laissait entendre que d'une certaine manière, ils méritaient leur sort. Drôle d'idée lorsque l'on connaît un peu la vie de l'écrivain, qui connut ce même ghetto juif polonais lambda avant d'être tout aussi déporté lorsqu'il était enfant (et de s'échapper, et de se cacher durant des mois dans la forêt ukrainienne).
C'est d'autant plus étrange qu'en réalité, Appelfeld ne méprise pas spécialement ses personnages. Il ne les estime pas particulièrement non plus, d'ailleurs. Comme dans toute fable, ils ne sont pas de véritables personnages, crédibles et mémorables, mais de simples symboles sacrifiés sur l'autel de la littérature. Appelfeld aurait sans problème pu écrire un long livre tire-larmes sur la déportation et la Guerre ; il a choisi de signer une œuvre complexe, poétique et très atmosphérique. Un puissant travail d'écrivain, évocateur et imagé (la métamorphose de la ville est exemplaire, rendant le plus petit détail angoissant), pourvu d'un solide suspens et d'une remarquable fluidité dans la narration. Le fait que l'ouvrage soit suffisamment sinueux pour prêter le flanc aux erreurs d'interprétations ne lui donne pas tort. Bien au contraire.
Trois autres livres pour découvrir Aharon Appelfeld :
Temps des prodiges (1978)
Tsili (1983)
Histoire d'une vie (1999)
(*) Simple sentiment vu que comme vous vous en doutez je ne lis pas l'hébreu.
...
Probablement le chef-d'oeuvre d'Appelfeld. Marrant qu'il ne soit pas plus connu (enfin marrant, façon de parler...)
RépondreSupprimercomment ça tu ne lis pas l'hébreu ? allez hop une petite cure de Masada pour la route !
RépondreSupprimerLil' >>> c'est sans doute parce que dans les livres d'histoire littéraire de chez nous on n'aime pas trop tout ce qui n'est pas français (et encore moins ce qui est contemporain, voire vivant - beurk).
RépondreSupprimerDiane >>> ah merde. Je savais qu'il ne fallait pas ouvertement avouer une telle faiblesse !
J'avoue que je n'ai jamais lu cet auteur. Il est vrai que même un passionné de lettres, comme moi, est très peu "exposé" à son oeuvre, dont on ne parle que très peu.
RépondreSupprimerCe n'est pas ça qui va vous faire grimper les commentaires, mais n'en tirez pas, cette fois-ci, de conclusion hâtive (si vous voyez ce que je veux dire !)
;-)
BBB.
Très bien traduit en français par qui ?
RépondreSupprimerBBB. >>> justement j'étais à deux doigts... ^^
RépondreSupprimerMélanie >>> euh... aucune idée, je n'ai pas le livre sous la main.
Amusant, je me faisais la même remarque que BBB. quand aux conclusions hâtives...
RépondreSupprimerA croire que tes livres à toi et rien qu'à toi sont maudits.^^
(T'as pas un Dan Brown dans le lot pour relancer l'audience? ;-) )
Sinon, je ne connais pas non plus Appelfeld hors son "rôle" dans opération Shylock.
Tu veux dire détruire un livre super populaire, quoi ? Ouais mais faudrait le lire, et ça ça me déprime d'avance. Un Top of the Flops, ça coûte quand moins cher pour un disque...
RépondreSupprimerCela dit dans l'absolu tu as raison : la grande littérature, la belle, tout le monde s'en branle. Mais ça ne date pas d'hier. Appelfeld c'est pas assez sexy et funky pour faire péter les stats.
En même temps, le peu d'engouement des lecteurs pour Appelfeld t'a permis de faire une super affaire !!
RépondreSupprimerOui mais c'est parce qu'il était en anglais. Croyais-je ^^
RépondreSupprimerNon, mais ces critiques sont un investissement sur l'avenir...
RépondreSupprimerTu préfères quoi? Un article musique ou 10 personnes vont aller jeter une oreille sur Deezer et revenir te dire "ouais, c'est sympa" dans l'heure, ou attendre 4 mois et voir quelqu'un revenir dire "J'ai lu ce livre sur ts conseils, il a définitivement changé mon existence, je ne saurais jamais te remercier assez"? ;-)
Nan mais c'est bon les gars. C'est vous qui en parlez, là !
RépondreSupprimerJ'ai cherché sur la toile du coup, la traductrice de celui-ci c'est Arlette Pierrot. Et "Badenheim 1939" est sorti en poche, collection Points Seuil signature, donc considéré comme un livre important, non ? C'est vrai qu'Appelfeld n'est guère connu du grand public, mais ces dernières années beaucoup de ses ouvrages ont été traduits par Valérie Zenatti (aux Editions de l'Olivier), et certains journalistes (presse et radio) en parlent régulièrement. Peut-être qu'à la longue, il finira par percer.
RépondreSupprimerC'est possible... mais ça me fait quand même un peu de peine de lire cette phrase à propos d'un auteur qui a presque quatre-vingt ans :-(
RépondreSupprimerDe toute façon les français ne connaissent quasiment que les auteurs anglo-saxons (et les français aussi) non ? Donc rien d'anormal.
RépondreSupprimerPas "que" non plus. Mais disons que si on enlève les francophones et les anglophones il ne doit effectivement plus rester grand-chose du marché ^^
RépondreSupprimer(dites... c'est quoi tous ces commentaires ? Vous essayez subtilement de me remonter le moral ? ^^)
RépondreSupprimerEt Kundera alors? Tolstoi / Pouchkine / Dostoievski... ? (oui, ces derniers sont morts, et alors?)
RépondreSupprimerLes morts, c'est assez différent (surtout les "vieux morts"). Et puis, Kundera est français depuis au moins trente ans...
RépondreSupprimerBBB.
(Bon ok j'me suis planté.)
RépondreSupprimer(Et c'est vrai que des auteurs, actuels, non francophones non anglophones qui ont du "succès" si j'ose dire... ben je cherche encore... Mais c'est pas ma faute, j'aime pas ce genre de généralisation déprimante, même quand elles sont vraies)
Vargas LLosa et G.G. Marquez? qui doivent avoir l'âge de Appelfeld j'imagine. Murakami pour un "jeune". Duong Thu Huong aussi. Et même Coelho^^ Ils sont assez connus du "grand public".
RépondreSupprimerEt après il y a la littérature indienne, arabe ou africaine qui est parfois écrite en français ou en anglais certes mais ils ne sont pas Français ni anglosaxons pour autant et certains auteurs vivants sont assez (re)connus.
Sinon, comme toujours Thom, tu as le talent pour me faire penser "bigre il faut absolument que je le lise..." même si ces résolutions sont trop rarement suivies d'effet.
Certes, ce n'est pas un petit jeune, mais la littérature, ça s'inscrit dans un temps plus long, non ? Et je ne parle pas de produits de consommation vite avalés, vite oubliés, mais de romans comme ceux dont tu parles dans cette rubrique.
RépondreSupprimerBoebis >>> Murakami, oui, bon exemple. VL et GGM... oui et non. J'ai quand même l'impression qu'ils ont succès dérisoire en comparaison avec les pointures de la littérature anglo-saxonne...
RépondreSupprimerMélanie >>> oui oui, bien sûr, tu as tout à fait raison. Mais disons que quand je vois le temps qu'il fallu pour que des auteurs aussi incroyables qu'Appelfeld ou Bolaño soient ne serait-ce que traduits... que veux-tu, c'est plus fort que moi je crois - je n'arrive pas à réprimer un soupir de tristesse. Et si j'ai coutume de dire qu'il y a plein de littératureS que je connais mal, de temps en temps, il m'arrive de me dire aussi que c'est en partie parce que le lecteur français y est beaucoup moins exposé.
Mais crois-tu vraiment qu'en termes d'accès à la littérature en langue étrangère (autre que l'anglais), les lecteurs français soient plus désavantagés que les autres ? Je n'en suis pas si sûre. Regarde le taux de traduction dans les pays anglo-saxons, ça te consolera...
RépondreSupprimerJe ne parlais pas de cela, mais plutôt de la représentation médiatique de ces écrivains non-anglo-saxon, dont on nous parle tout de même beaucoup moins. Ce n'est pas le tout de traduire plein de bouquins, encore faut-il les soutenir par ailleurs. C'est un peu comme de dire - pour reprendre un argument cher à l'imbuvable Philippe Tesson - que la littérature en France se porte très bien et que le système est parfait parce qu'on sort des centaines de livres... peut-être, sauf que le lecteur n'entend jamais parler de 80 % de la production.
RépondreSupprimerAh, toi aussi tu trouves Philippe Tesson charmant ? :-) Oui, tu as raison quant à la rareté de la représentation médiatique de ces littératures-là, mais c'est en cela que ton blog fait oeuvre utile, non ? De toute façon, ce n'est pas comme si la littérature de qualité, quelle que soit sa nationalité, était surexposée.
RépondreSupprimerBon bon, d'accord... tu as le dernier mot :-)
RépondreSupprimerNon mais Philippe Tesson... il est vraiment temps qu'il prenne sa retraite. De toute façon je ne supporte pas les pseudo-éditorialistes qui ont un avis sur tout (et c'est moi qui dis ça...)