[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°93]
Unknown Pleasures - Joy Division (1979)
Pour moi, Joy Division restera à jamais associé à cette scie électrique déchirant la nuit. Le moment... la seconde où j'ai réalisé qu'Unknown Pleasures m'accompagnerait jusqu'à la fin de mes jours. Le genre de formule que, quatre ans après la naissance de cette rubrique, je m'étais bien gardé d'employer - pas même pour les Beatles.
J'avais acheté cet album quelques mois plus tôt et l'avais déjà écouté un certain nombre de fois avec ce recueillement mignon qu'on a tous eu un jour en découvrant un archi-classique du rock. J'avais bien sûr immédiatement décidé que Joy Division deviendrait une de mes références, non que j'en sois spécialement tombé sous le charme, mais ça me semblait une référence classe à sortir à l'occasion (ce que ça n'est plus désormais que le film Control l'a rendu quasiment mainstream : il faut désormais relativiser Joy Div... pff, quelle connerie quand même). De là à dire que je l'aimais avant tout parce qu'il était de bon ton de l'aimer il n'y a qu'un pas que je franchis aisément. D'ailleurs les gens autour de moi étaient stupéfaits que je puisse aimer Joy Division (inutile de souligner que je ne fréquentais pas tout à fait le même genre de personnes qu'aujourd'hui), et lorsqu'ils me demandaient pourquoi j'étais bien en peine de fournir une réponse un tant soit peu argumentée.
Jusqu'à ce soir où je me suis assoupi en écoutant Unknown Pleasures. Le meilleur moyen pour faire des cauchemars, soit dit en passant. Mon sommeil était sans doute léger et agité (je dormais très mal à cette époque), ce qui explique qu'au bout d'un moment la musique ait fini par me réveiller brutalement - pour être exact la scie de guitare servant d'introduction à "She's Lost Control". Imaginez-vous dans un état de demi-sommeil, vous vous endormez un peu plus à chaque seconde, vos pensées partent en vrille, à leurs dernières bribes se substitue déjà un début de rêve... et soudain voici que le rêve est déchiqueté par "She's Lost Control"...
Je me suis bien entendu immédiatement relevé. Enfin plutôt : assis. Sur mon lit. J'ai tendu l'oreille. Il était environ deux heures du matin et jamais encore je n'avais entendu "She's Lost Control" comme je l'ai entendue cette nuit-là. Arrivé à la fin du morceau la seule chose que j'ai songé à faire, c'est le remettre. Essayer de retrouver cette sensation fugace qui m'avait saisi au réveil. En vain. La seule chose que j'ai trouvée, c'est un morceau exceptionnel dont chaque élément semblait en place, répondant aux autres de manière presque mathématique. La voix rebondissant sur les percussions qui rebondissaient sur la guitare.
Alors je me suis dit que si j'étais à ce point passé à côté de "She's Lost Control" j'avais des chances de n'avoir rien pigé aux autres morceaux. J'ai rembobiné jusqu'à "Disorder". Ce n'était clairement pas le même titre que d'habitude : je me surprenais à remuer un peu, emporté par une basse dont je n'avais jusqu'à présent jamais noté le côté terriblement groovy, jovial, bondissant. Quelques secondes plus tard je dansais comme un petit robot qu'on aurait convié au bal des monstres, il fallait au moins la lourdeur poisseuse de "Days of the Lords" pour me faire sortir de cette transe en grande partie due, il est vrai, à la bière que je venais de vider cul sec. Pour les autres chansons, même tarif : j'avais chaque fois l'impression de les entendre pour la première fois, ma préférence allant désormais clairement vers le cœur (malade, agonisant) de l'album, la triplette "Insight" / "New Dawn Fades" / "She's Lost Control" - ou comment mourir d'amour en prenant bien le temps de se scarifier méthodiquement avant.
Cette nuit-là je me rappelle avoir dû écouter l'album dans son intégralité au moins trois fois de suite. J'avais coché Repeat all sur le lecteur, à la fois angoissé et fasciné, remué par la noirceur d'Unknown Pleasures, fatigué mais maintenu éveillé par les embardées électriques de la fin (celle d'"Interzone", surtout...). J'avais l'impression de ne jamais avoir entendu un album aussi parfait, aussi cohérent, je crois même m'être dit que je n'avais jamais vraiment écouté de musique jusqu'ici. Pour la première fois de ma vie je portais une attention toute particulière à des choses qui pour moi avait toujours été des détails, aux arrangements, à la manière dont le chanteur plaçait sa voix, au jeu de basse...
Car il faut bien comprendre qu'à l'époque, on faisait nettement moins de foin autour d'Ian Curtis, de son suicide ou de son côté romantique écorché vif qui finira par joindre le geste à la parole. Ou disons : on ne le faisait plus depuis quelques années et on ne le referait plus avant la fin des années deux-mille. Et je persiste à croire que quand bien même ce foin (je veux dire : ce film) a permis à certain de (re)découvrir le groupe, il lui fait plus de mal que de bien - tendant à vrai dire vers le contre-sens : Joy Division, c'était le groupe dans toute sa splendeur. Celui où, précisément, la voix était un instrument comme les autres, celui qui se présentait comme un bloc compact, une forteresse imprenable. Joy Division... le groupe anti-star absolu, anti-icônes, anti-modes, anti-récupération. Tout ce qu'il n'est plus depuis que Corbijn a donné à Curtis un nom, un visage... depuis qu'il a braqué les projecteurs sur celui qui n'exerçait tout son pouvoir qu'entouré de ténèbres.
Trois autres disques pour... mais non, je plaisante, il n'y a bien sûr que Closer.
A lire : Pourquoi Joy Division ? by G.T.
...
Respect, comme disent les jeunes d'aujourd'hui...
RépondreSupprimer:-)
Tiens c'est marrant je n'avais pas senti l'impact du film sur l'inconscient collectif. Tant de gens ont-ils vu Control ?
RépondreSupprimerJe n'aime que moyennement Joy Division, dnas l'ensemble. Mais par contre, des morceaux comme She's Lost control méritent qu'on leur voue un culte absolu.
RépondreSupprimerBien joué d'insister sur LE GROUPE.
RépondreSupprimerje me suis demandé pourquoi j'étais aussi fan de Joy Division alors que je suis totalement indifférent aux autres groupes assimilés Cold Wave (the Cure en tete). C'est probablement du au jeu du batteur, reconnaissable entre tous. Au début du concert de Woven Hand l'année dernière, j'ai reconnu Joy Division au premier coups de caisse claire, avant d'identifier bien après Heart and Soul. Et sur le dernier album du groupe, j'ai trouvé qu'un titre ressemblait étrangement à Joy Div, mais comme je ne le connaissais pas j'ai pensé à une compo inspirée (en fait c'était du New order...).
Tout ca pour dire que cet album est effectivement génial et pas seulement grace à Curtis...
Je propose un toast pour fêter le retour de la rubrique phare de ce blog !
RépondreSupprimerSuivi!
RépondreSupprimer(Sauf que... N° 93... Le phare va plus nous éclairer longtemps :-/)
Benjamin >>> "beaucoup de gens" je ne sais pas, mais en tout cas "beaucoup de gens qui ne connaissaient quasiment pas Joy Division avant".
RépondreSupprimerXavier >>> C'est sûr que Woven Hand est parti chasser chez Joy, cette année...
Guic' >>> pas sûr, pas sûr ^^
En fait ca fait un bail, 16HP faisait aussi des reprises excellentes de Joy Division en concert...
RépondreSupprimer(pour anecdote, Hello Darkness s'attaque à "Atmosphere"...)
Oui cette rubrique est toujours un plaisir, en partie du au fait que je connais (et apprécie) la plupart des disques !
Très bel article.
RépondreSupprimerIl est vrai que Joy Division était un groupe complet, devenu très incomplet avec la mort de Curtis...
BBB.
PS : comme les autres, je me félicite du retour de cette rubrique, la meilleure de ce blog.
j'ai acheté ce disque très tard, même si j'en connaissais les titres,
RépondreSupprimerparce que du jour où j'ai acheté le 33 de Closer (en 1989 nous n'avions pas encore de lecteur CD), ce disque, comme tu l'as si bien décrit par ailleurs, se suffisait à lui-même.
Durant des années ce disque m'hypnotisait tellement qu'acheter unknown pleasures était impossible, j'avais un blocage.
Closer est peut-être le seul à m'avoir fait un tel effet. "surtout, ne toucher à rien" ^^
Rho l'autre, et Warsaw il pue du derche?!!! :-P
RépondreSupprimerJe pourrais dire à peu près pareil qu'Arbobo, je suis longtemps resté sur "Closer". Il me semble que je suis venu à "Unknown pleasures" par... 808 state, qui avait samplé la déchirante ligne de basse de "She's lost control". Autant j'ai oublié le titre de 808 State, autant celui de Joy Division, depuis le jour où je l'ai écouté, comme dirait Guy Marchand, "c'est gravé" ;-D
RépondreSupprimerComplètement d'accord avec toi sur le "mythe" Ian Curtis, c'est quelque chose qui m'horripile. Pffff, cette manie de réinterpréter chaque ligne de ses textes à l'aune de son suicide, d'en faire une sorte d'icône-romantique-poète-maudit-machintruc, ça me dégoûterait presque de dire que j'aime Joy Division... "Control", je ne l'ai pas vu et je ne suis pas plus motivé que ça, déjà que le style photographique très léché et assez "mode" de Corbijn aurait tendance à me rebuter... Je me contente de sa brève évocation dans le "24 hour party people" de Winterbottom.
A l'encontre de ça, je préfère m'en tenir à une remarque d'un journaliste (chépuki), prosaïque mais pertinente : juste rappeler que pour Curtis, vu le contexte, c'était soit le groupe de musique soit l'usine. C'est sûr, c'est moins "romantique" ^^
Bref, très bon article ! Et comme BBB, je te rejoins sur la notion de groupe, je trouve qu'il y a vraiment un lien entre Ian Curtis / Joy Division et Damo Suzuki / Can (les premiers n'ayant jamais caché leur amour pour les seconds), d'autant que ce sont 2 chanteurs aux styles pas très "académiques".
Xavier >>> Jean-Pierre Morignard m'a effectivement conseillé de parler de trucs plus connus pour faire péter le référencement...
RépondreSupprimerArbobo >>> en fait Closer, c'est ton disque à toi (et rien qu'à toi) ? :-)
Doc >>> Déjà Warsaw, il s'appelle Short Circuit. Si tu veux faire ton snob, fais-le jusqu'au bout.
Dahu >>> ce truc de l'image ça m'a vraiment frappé quand le film est sorti (film que j'ai trouvé vraiment très bon, par ailleurs). Comme... comme un contre-sens. Tu sais qu'avant Internet, je n'avais JAMAIS vu le visage d'Ian Curtis. Et ça me semblait parfait comme ça...
Je n'y avais pas pensé, mais c'est très juste ce que tu dis sur ce "contre-sens" et le groupe... et pourtant, j'aime bien Control... Un bon film, qui rend honneur à Joy Division, mais... leur fait du tort ;-)
RépondreSupprimerPareil ! Avant le film de Winterbottom, la seule image que je devais connaître de Curtis, c'était la photo (floue !) de la pochette du coffret "Heart and soul"...
RépondreSupprimerEt bien d'accord sur le contre-sens : Joy Division (et puis les sorties de chez Factory en général), c'était précisément l'inverse. Des pochettes austères, aucun crédit, aucune photo, tout juste si on te mettait le nom des morceaux (sur la galette elle-même, de sûrcroît^^), à peine le titre du disque (la référence était bien plus en évidence), etc.
Pas pour rien si cette esthétique a profondément marqué les labels de musiques électroniques, domaine dans lequel le "culte de la personnalité" n'est pas vraiment le souci primordial ^^
plait-il? Short Circuit est juste le nom d'une compil où joue JD (enfin à l'époque de l'enregistrement ils devaient encore s'appeler Warsaw), bref on s'en branle :-D
RépondreSupprimerGT & Dahu >>> euh... non, rien à ajouter en fait ^^
RépondreSupprimerDoc >>> ah tiens ? C'est marrant, j'ai toujours cru que cet album s'appelait Short Circuit... mais j'ai dû rêver parce qu'effectivement, ce n'est pas marqué dessus...
J'étais passé rapidement, hier matin!
RépondreSupprimerCet article est superbe.
Du plaisir de lecture...
Chapeau et merci.
Je voulais aussi donner mon avis sur le dernier paragraphe et la question du personnage Curtis. Je crois et partage avec toi la conviction que Joy Division était un vrai groupe où l'apport des uns et des autres était capital. La suite de la carrière des autres musiciens l'a prouvé. Dans les albums de Joy Division, si je ne me trompe, tous les titres étaient d'ailleurs cosignés...
Néanmoins, je ne crois que le personnage Curtis a commencé à se créer uniquement après le suicide et le film. Le suicide, comme pour Cobain, a amené à construire une légende et, comme le dit Dahu, à tout analyser à posteriori au travers de ce seul suicide. Aujourd'hui, on a chaque fois envie de hurler d'arrêter et que c'est trop...
Nous, à force d'en avoir assez de cette légende, on part dans l'autre sens et on a tendance à vouloir remettre l'image de Curtis à sa juste place. Mais, néanmoins et malgré volonté de dépouillement que différents intervenants soulignent, Curtis n'était pas pour la cause un personnage anonymisé. Dès le départ, en concert comme dans la presse rock (et avant Internet, donc), le personnage Curtis écrasait le groupe de sa présence surdimensionnée. Sur le fond, ce n'était probablement pas justifié. Mais, sur la forme, c'était ainsi. Joy Division, c'était l'incroyable attitude de Curtis en concert. Ce type était habité, il n'y a pas d'autre mot! Ce qui empêchait absolument qu'il ait eu un rôle "effacé", même quand le groupe était peu connu...
J'aime bien aussi la phrase de BBB : Il est vrai que Joy Division était un groupe complet, devenu très incomplet avec la mort de Curtis...
Encore merci pour l'article.
Bon week-end.
Moui... c'est possible, mais de ce dont je me souviens, c'était bien plus ambigu. Et puis si Curtis écrasait le groupe médiatiquement, la réalité était bien plus sombre (voire sordide), vu qu'il était le souffre-douleur de la bande. Les trois autres (qui pour leur part étaient de vrais punks, de bon gros lads macuniens)étaient toujours prêts à se foutre de sa gueule et à lui faire de mauvaises blagues. Ils étaient loin d'être "écrasés", dans les faits. Sans parler de Martin Hannett qui avait décidé d'être leur Malcolm McLaren.
RépondreSupprimerMais ce n'est qu'un détail...
Une véritable mine pour tout amateur de Joy Division . Il faut écouter le groupe sur scène , débarrassé de la production de martin hannett ( qui est parfois un peu fatigante ) pour comprendre à quel point le groupe ( le plus grand groupe du monde ? Peut-être bien ... ) était puissant et pourquoi il n'a pas vieilli ( contrairement à de nombreuses formation de la "cold wave" ).
RépondreSupprimerhttp://joydivision-neworder.blogspot.com/
Ah ah... on pourrait faire des heures sur "Joy Division est-il le plus grand groupe de tous les temps". Mais c'est sûr que le mettrai dans le Top 10. Et... oui, si on considère que sa discographie a cet immense mérite d'être ultra-rammassée et ultra-parfaite, peut-être bien est-ce le plus grand...
RépondreSupprimerc'est le plus grand groupe du monde . J'en suis convaincu depuis que j'ai écouté en boucle les lives récupérés sur le site dont je te donne le lien.
RépondreSupprimerJe vais aller les piller...
RépondreSupprimerNe te gêne surtout pas ! La personen qui anime le blog est vraiment sympa : il y avait un problème avec rapidshare ; je le lui ai signalé et aussitôt il a règlé ça en faisant appel aux internautes qui fréquentent le blog .
RépondreSupprimerAs-tu déjà écouté le live aux bains douches?? C'est à mon avis le plus grand enregistrement de Joy Division .Il y en a plusieurs versions sur le blog . C'est une véritable mine !
J'ai le Bain douches, bien sûr, ainsi que Preston. En fait je dois avoir à peu près toutes les parutions officielles du groupes.
RépondreSupprimerLe blog propose des titres du live aux bains douches qui ne figurent pas sur le cd qui est sorti officiellement ainsi qu'uen captation de ce concert par un membre du public .
RépondreSupprimerPassionnant .
Merde alors ... Et merci !
RépondreSupprimerFigure-toi que ce live de Preston, je n'en avais tout simplement jamais entendu parler .Je viens de le récupérer et je suis encore sous le choc . Très bonne qualité audio ( ce qui n'est pas toujours le cas de nombreux bootlegs de Joy Division ) , intensité , bref ,tout quoi ...
Il faut que je vérifie si ce live figure parmi ceux que propose le blog dont je t'ai donné le lien . C'est possible dans la mesure où je suis en train de tout télécharger ( pour le cas -probable, c'est déjà arrivé avec Prefab Sprout - où le blog fermerait ) sans forcément tout écouter .
Encore merci !
Je pense que je ne vais pas tarder à mettre un billet en ligne sur le sujet ( je citerai bien évidemment mes sources ).
Oh, eh bien de rien. C'est vrai que j'ai beaucoup entendu parler des Bains-douches et moins de Preston, qui se je ne m'abuse est sorti officiellement un an avant. J'aurais du mal à décider si l'un est meilleur que l'autre, et je n'ai donc jamais compris que Bains-douches soit celui qui a toujours eu la meilleure presse. Mais je crois aussi que c'est parce que Preston a été rapidement épuisé (en 1999, c'était encore possible qu'un disque soit "épuisé"...)
RépondreSupprimerJe pense que c'est parce que le live aux bains douches est d'une qualité sonore exceptionnelle en comparaison de tous les live de Joy Division qui circulent.
RépondreSupprimerOui mais je ne sais pas s'il est supérieur à celui de Preston de ce point de vue... enfin ça fait longtemps que je n'ai pas écouté les deux à la file, et ce n'est pas à présent que tu me fais découvrir une mine d'or que je vais passer des heures sur mes vieux disques...
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