[Article précédemment paru, en version longue, sur Interlignage] Il y a des sujets plus faciles que d’autres à aborder, et des livres plus faciles que d’autres à attaquer. L’expérience aidant, on apprend bien sûr à cerner assez rapidement un bouquin. Pourtant de temps à autre, il arrive que l’on se sente pour le moins désarmé face à un texte. Cela ne peut généralement signifier que deux choses : soit il est tellement riche et grandiose que l’on ne sait pas par où commencer, soit il laisse si perplexe que l’on ignore par quel bout le prendre. Ce n’est pas faire injure à Élise Costa que de préciser – au cas où un lecteur endormi ne l’aurait pas compris d’emblée – que son livre n’est ni riche ni grandiose, donc qu’il laisse perplexe. Ce n’est pas forcément un mal, de laisser perplexe. D’une certaine manière, dérouter le lecteur peut être vu comme une qualité.
Il y a bien sûr ce titre, et par extension ce sujet : Britney Spears. Élise Costa aurait pu écrire un faux livre sur Britney (c’est ce que je suggère le titre), écrire une fiction ou une autobiographie en filigrane. Ce n’est pas le cas : Comment je n’ai pas rencontré Britney Spears est bel et bien un livre sur Brit-Brit, développant certes une approche particulière, mais collant suffisamment à son sujet pour que le lecteur allergique à la popstar passe sa route [...] Ce n’est pas le moindre des talents d’Élise Costa que de nous avoir convaincus non seulement de lire son livre, mais encore d’en rendre compte ici. Rien que cela indique que l’ouvrage est particulièrement digne d’intérêt. On aimerait pouvoir ajouter que c’est en raison d’un postulat vraiment ceci ou absolument cela. Las, l’un des principaux défauts de ce texte est que l’on a bien du mal à le cerner, à comprendre où son auteure cherche à en venir (en admettant même qu’elle veuille en venir quelque part). Mettons cela sur le compte d’un manque de maturité, du fait que ce soit un premier livre, et entrons dans le vif du sujet.
Ici, on aimerait trouver un enchaînement de type « le point de départ suggère que… », mais comme vous l’aurez compris, ce ne sera pas le cas. Essayons à la place d’expliquer en quelques mots pourquoi l’objet mérite l’attention : il est évident, étrange époque que celle-ci, que même quelqu’un n’ayant rien à secouer de Britney Spears sait parfaitement qui elle est, connaît ses déboires et a entendu ses tubes. C’est le principe même de la popstar, tout comme le fait d’entraîner immédiatement après la question pourquoi elle ? Nombre d’ouvrages sociologiques très sérieux s’y étant cassés les dents, on n’attendait pas particulièrement d’Élise Costa qu’avec quatre bouts de ficelles, deux biographies et un voyage aux USA elle parvienne à un meilleur résultat. Ce qui justifie l’existence de son texte et le rend intéressant au-delà de son sujet lui-même, c’est que cette première question ricoche sur une seconde, encore plus complexe : pourquoi moi ? Car dans le lien ambigu unissant un fan à son idole, il y a bien deux individus. Autrement dit : voici l’auteure embarquée dans un récit à la première personne, totalement subjectif, totalement chaotique et d’une totale mauvaise foi. Donc : réjouissant. Du moins sur le papier.
Le meilleur passage du livre, et de très loin, est de fait celui où l’auteure s’interroge sur sa propre passion, se demande si elle n’est pas avant tout la victime d’un matraquage médiatique insidieux, d’un vulgaire conditionnement. Ce qui se retrouve synthétisé en un pertinent : « Est-ce que j’écoutais Britney Spears parce que j’aimais la pop bubblegum, ou est-ce que j’aimais la pop bubblegum parce que j’écoutais Britney Spears ? ». Las ! Plutôt que de creuser le sujet, l’auteure louvoie et noie le poisson, s’abritant rapidement derrière le confortable argument de la pauvre musique populaire méprisée par les méchantes élites qui font rien qu’à culpabiliser le peuple qui l’aime, lui, sa Britney. Confortable parce que basé sur une confusion entre musique populaire et musique industrielle (populiste ?) largement entretenue depuis les années 80 par des majors ne manquant jamais de bonnes idées pour justifier de vendre des artistes comme des paquets de lessive. La manière dont Costa balaie tout potentiel procès en vacuité qu’on pourrait faire à « sa » Star relève du même procédé : « Comme si la musique était faite uniquement pour réfléchir ? Par pitié, la musique est quelque chose de viscéral, il n’y a pas de bonne ou mauvaise raison de l’aimer ou de la détester ? », écrit-elle, ce qui est évidemment vrai… mais est surtout une manière (par ailleurs assez habile, quoiqu'un peu démagogique) de contourner la question du formatage sonore, du racolage ou de la mièvrerie qui viennent immanquablement sur le tapis lorsque l’on évoque « l’œuvre » de Britney Spears, dont nombre de chansons (pas toutes, soit) auraient pu être enregistrées par n’importe quelle autre star des ondes FM. Même procédé encore – et là, on s’étouffe carrément – lorsqu’on lit que « Personne ne peut perdurer sans légitimité. » Précisément, les années 2000 ont montré que désormais, le marketing de la musique était devenu si puissant, et le storytelling si indomptable, que l’on pouvait faire durer n’importe quoi du moment qu’on savait adapter le produit aux attentes des consommateurs 1. L’auteure élude d’ailleurs totalement cet aspect – appelons-le marketing – de la carrière de Britney Spears, la traite comme une artiste ordinaire, comme si elle n’avait pas été jetée sur scène et marquetée comme une nouvelle gamme de portable dès sa prime enfance.
Plus généralement, le fait de représenter quelque chose, tout comme le fait d’avoir un public se projetant en lui, n’a jamais fait d’un artiste, quel qu’il soit… un artiste, justement. C’est toute la différence entre l’artiste et la popstar. Le premier passionne, la seconde fascine. Certains atteignent les deux niveaux simultanément, mais ils sont plus rares, et c’est bien ce qui fait que même s’encroûtant au bord d’une piscine à LA Mick Jagger demeure un personnage bien plus captivant que Britney Spears. On aurait sincèrement aimé comprendre d’où découlait cette légitimité de la chanteuse, la voir un tant soit peu décryptée, plutôt que de l’asséner comme un fait établi et indiscutable. On peut d’ailleurs se demander, dans quarante ans, ce qui restera du travail de Britney Spears ? Jackson avait - au moins à ses débuts - un son, une touche immédiatement reconnaissable… Madonna et son charisme ébouriffant ont été les porte-paroles de toute une époque… quelle empreinte une girl next door, sans véritable style musical, sans discours, sans physique particulier va-t-elle bien pouvoir laisser ? De ce point de vue, elle est un cas unique dans l’histoire de la musique, qui méritait sans doute d’être abordé avec un poil plus de rigueur.
Ce qui est ironique, c’est que juste après on trouve un autre passage très réussi, dans lequel l’auteure liste tous les griefs habituellement retenus contre la star, pour accoucher d’une analyse (ou, disons, d’un début d’analyse) saisissant(e) de justesse : « Britney Spears symbolise cette Amérique puritaine avant sa déchéance ultime, elle est l’allégorie d’un pays qui se veut inaltérable avec l’aide et par la grâce de Dieu, gouverné parfois par l’hypocrisie et le mensonge, fatigué par ce devoir d’être à la hauteur de l’image qu’il s’est donnée. » En somme : Élise Costa défend bien mieux son sujet lorsqu’elle en parle sans essayer de se justifier que lorsqu’elle essaie réellement de le défendre. De nombreuses pages dans ce livre font montre de cette finesse, comme par exemple lorsque quelqu’un lui fait remarquer que Britney Spears n’a jamais influencé personne. Soudain, sans même avoir besoin de l’écrire explicitement, c’est toute la vacuité de cette icône – du statut d’icône lui-même – qui saute au visage du lecteur. Britney Spears est non seulement une marque, mais un symbole quasiment dissocié de la personne portant ce nom, dont on ne sait finalement quasi rien.
A ce stade, le livre entier n’apparaît cependant déjà plus que comme un épais nœud de contradictions. Il n’est pas exclu que ce soit son thème même, cette star insaisissable, que l’on connaît tous mais dont on ignore tant, qui l’implique. Reste que le traitement est étrange, alternant réflexions pénétrantes sur l’Icône, son statut ou le star-system, et commentaires de groupie psychologisant son idole. On se moque des branchés d’un côté, mais on pratique un name-dropping parfois insupportable (surtout dans le premier quart du texte), soit donc leur gimmick littéraire préféré. On construit le texte comme le récit d’une errance américaine devant mener au concert de Britney, mais la narration en elle-même est si noyée sous les digressions que le road-book en ressort affreusement statique. Ainsi s’il est globalement plutôt bien écrit, Comment je n’ai pas rencontré Britney Spears semble à ce point vouloir être inclassable qu’il en devient difficile à appréhender, donnant l’impression que son auteure a écrit au fil de la plume ce qui lui passait par la tête, sans jamais prendre le temps de se demander pourquoi elle écrivait ce livre, ce qu’elle voulait écrire dedans… et plus simplement ce qu’il était censé être. Sauf à considérer que tout ce qui n’est pas un essai documentaire est un roman, cela n’en est pas un. La dynamique narrative y est inexistante, et les personnages croisés sur sa route par l’auteure-narratrice sont quant à eux résumés à de vagues prénoms sans visage, ton, caractère. Une biographie ? Si oui, très mauvaise, car on n’y apprendra rien sur son sujet qu’on ne puisse apprendre en quatre clics sur Google (ou que ne sachent déjà ceux qui s’y intéressent… ou qui lisent la presse pipole)2. On peut difficilement parler d’essai, et si c’est un reportage, il faut bien avouer qu’il ne rapporte pas grand-chose. En fait, on voit bien vers quoi tend Élise Costa – nul besoin d’être grand clerc, il suffit de lire la citation en exergue : Hunter S. Thompson, Gonzo en personne, le Dieu du journalisme subjectif et du reportage corrosif, styliste hors-pair et génie inclassable. Le hic, c’est que là où Thompson enquêtait parfois au péril de sa vie (déjà, il enquêtait malgré la drogue3), pour in fine mettre en relief son époque comme aucun autre n’a su le faire… les trucs les plus périlleux que fait Élise Costa sont s’acheter des santiags et se faire tirer les cartes. Quant à croquer l’époque, encore eut-il fallu pour cela que les individus croisés au cour du périple aient servi à autre chose qu’à étayer des discussions de comptoir ou à être les porte-voix de digressions inutiles. Si Comment je n’ai pas rencontré Britney Spears dit quelque chose du monde d’aujourd’hui, c’est malgré lui, et c’est tout le mal qu’on peut en penser. A quel point il n’est soucieux que d’image, de superficialité. Réussir à écrire plus de deux-cent-vingt pages sur une chanteuse en n’évoquant quasiment pas sa musique (sinon pour dire qu’il s’agit de tubes pop efficaces, ce qui veut tout dire - donc rien) c’est déjà, en soi, un implicite aveu de faiblesse.
En fait, paradoxe assez fascinant, Élise Costa a réussi la prouesse de produire un livre totalement nombriliste en ne parlant quasiment jamais de sa vie. Peut-être d’ailleurs faudrait-il plutôt parler de « livre égoïste ». Ce n’est pas nécessairement un reproche, juste un fait. D’ailleurs, Élise Costa n’est jamais aussi brillante que dans l’auto-diagnostic de son obsession, qui pourrait bien être le véritable et seul sujet de son livre. C’est frappant, justement, dans les passages de « justification » évoqués plus haut. Ce qu’il en ressort, c’est l’impression de lire quelqu’un imprégné de toute la culture rock’n'rollement correcte (Thompson, Lester Bangs, Altamont, PiL, Klosterman…4) essayant d’auto-justifier son attrait irrationnel pour une popstar se situant exactement aux antipodes de cette culture. Cet aspect – paradoxalement le plus nombriliste – est de loin le plus réussi du texte. Même s’il aurait clairement gagné à être approfondi, expliqué plutôt que justifié justement, quitte à s’enfoncer un peu plus dans les méandres de la psyché (après tout cela appartient au travail de l’écrivain). Mais il est à l’image du texte dans son ensemble : embryonnaire, potentiel ; la faute à une matière n’ayant pas été suffisamment pensée, travaillée, mâchée. Alors on continue à lire, on y prend parfois un certain plaisir, même si parvenu aux trois quarts on a l’impression que le point final pourrait survenir toutes les dix pages. L’auteure a une plume vive, elle est souvent drôle, on finit par oublier que tout cela aurait pu être résumé à une chronique de cinquante feuillets. Comme la discographie de Britney Spears pourrait aussi bien être résumée à un greatest hits, on a envie de considérer que c’est une manière habile de mettre en abyme son sujet ; sujet à l’image duquel Comment je n’ai pas rencontré Britney Spears semble avoir été entièrement bâti : fascinant mais irritant, parois brillant et souvent lourdingue, qui s’avale d’une traite avec jubilation mais dont on n’est pas certain qu’on en retiendra grand-chose.
Comment je n’ai pas rencontré Britney Spears, d’Élise Costa (2010)
(1) Voir la réhabilitation et la légitimation, ces dernières années, de tout ce que les années 80 ont compté de ringards absolus. Du reste, les notions de « légitimité » et de « longévité » n’ont jamais eu le moindre rapport, ni dans un sens ni dans l’autre (l’argument du « Si ça vend autant c’est que ça ne peut pas être si mal » n’est pas loin).
(2) L’auteure d’ailleurs revendique le fait de ne pas avoir écrit une biographie, ce en quoi on ne peut que lui donner raison tant les biographies, par définition, sont chiantes à en mourir. Au moins, là, on critique parfois durement, mais on n’a pas envie de dormir et on a des choses à dire après (vous n’imaginez pas les débats enflammés que ce livre a provoqué au sein de mon foyer).
(3) En témoigne son unique – et remarquable – roman, The Rhum Diary, qui montre à quel point il faisait bien plus que traîner aux quatre coins de l’Amérique en se bourrant la gueule et en écrivant tout ce qui lui passait par la tête, contrairement à ce qu’ont retenu sa caricature… et sa légende.
(4) Le seul bon côté du name-dropping c’est qu’il n’est pas besoin de se fatiguer à chercher les références implicites, elles ne le sont pas.
Excellent article. Cela faisait longtemps que vous n'aviez pas décortiqué un livre de la sorte. C'est toujours aussi intéressant, même lorsque l'on n'a pas lu le livre en question.
RépondreSupprimerAh, c'est rigolo, on vient justement de me le prêter, et je viens de le commencer. Et je ne sais pas si je vais aller au bout, je n'aime pas du tout, je trouve la narratrice super irritante, le style est très crispant, même si le fond, lui, n'est pas inintéressant...
RépondreSupprimerc'est un livre ikea donc !
RépondreSupprimerJe ne sais pas si je dois te remercier ou te haïr...
RépondreSupprimerJe n'ai lu que de bons papiers sur ce bouquin, tellement qu'à la fin j'ai fini par l'acheter malgré le peu de choses que B.Spears m'inspire. Et là à la fois je suis content de lire un autre son de cloche et en même temps, POURQUOI ! tu ne l'a pas critiqué avant !!
Je l'ai reçu mais je ne pense pas qu'à la vue de ma pile de bouquins en retard que j'aurai le temps de le lire :(
RépondreSupprimerBBB. >>> merci !
RépondreSupprimerLaiezza >>> je peux comprendre...
diane >>> oui, mais sans la notice de montage avec les petites schémas ;-)
mika >>> en même temps il faut être honnête, si je ne l'avais pas reçu... jamais je n'aurais ACHETE ce bouquin - faut pas déconner. Tu ne peux donc t'en prendre qu'à toi-même...
Benjamin >>> et je serais fort étonné, connaissant ton bon goût, qu'il n'y ait pas plus urgent dans la pile.
Malgré la note, ça ne donne pas très envie...
RépondreSupprimerC'est vrai que comme dit mika, la plupart des chroniques sont dithyrambiques. C'est presque étonnant ce décalage...
RépondreSupprimerFranchement à quoi ça sert ce genre d'article ? A part à se faire plaisir en s'écoutant parler.
RépondreSupprimerOffrir une analyse détaillée et pertinente d'un bouquin ? Enfin ! on peut préférer trois lignes pour dire Ce livre vient de sortir, il est trop bien achetez-le LOL (comme j'ai vu sur certains sites ou pas loin)
RépondreSupprimerToujours aussi drôles ce genre de commentaires :)
RépondreSupprimer- cela dit c'est vrai que ça m'a barbé...autant de pages sur un livre sur Britney Spears c'est limite du vice! ;) -
Nan mais c'est vrai, la critique ne sert à rien. C'est connu. Et puis d'abord pourquoi que j'écris pas un livre moi-même, hein ? C'est facile de critiquer !
RépondreSupprimer;-)
Elitiste, va.
RépondreSupprimer:-)
RépondreSupprimerJe ne comprends pas le com' énervé de RM (qui est sans doute un copain de l'auteure, ou son éditeur, ou...), je te trouve très mesuré dans tes propos, tu soulignes tant les points forts que les faiblesses du bouquin, on sent que tu n'as pas été aveuglé, ni par un excès d'amour, ni par un excès de détestation. Le bilan est plutôt tiède en fait, ce qui ne te ressemble guère mais donne une critique très... balancée ! :-)
RépondreSupprimerPour finir, j'en avais entendu parler, de ce livre, et j'avais retenu le titre même si ce n'est pas un genre qui m'attire a priori. Ce qui prouve qu'il y a du buzz.
Après lecture de ton billet, je peux choisir en toute bonne conscience de donner la priorité à autre chose. Conclusion : merci, Thomas.
(PS : ça va mieux ?)
Pas particulièrement, non. L'approche de la trentaine, sans doute ^^
RépondreSupprimerJe me demande si je ne devrais pas traduire ce livre fabuleux en anglais et le diffuser sur la prude amérique ?
RépondreSupprimerUn peu irritée de lire sous votre plume l'expression " saisissante de justesse" pour qualifier une phrase farcie de lieux communs très éculés ; mais à part cela, merci pour votre critique. C'est toujours rafraichissant devenir vous lire. Et bon w.e.
Ce qui est "saisissant de justesse" c'est de l'avoir accolé à Britney Spears, et ça, ce n'était pas vraiment évident de prime abord.
RépondreSupprimerAh, vu sous cet angle, evidemment (rires)
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