C'est une espèce de monstruosité littéraire, d'une ambition démesurée et d'une férocité sans nom. Il y a des auteurs comme ça : ça ne leur suffit pas d'enquiller en quelques années toute une tétralogie à la complexité suffocante et à la noirceur effarante (à moins que ce ne soit l'inverse) ; il faut encore qu'ils aillent plus loin, toujours. Dans la complexité, et bien sûr dans la noirceur.
GB84 pourrait être le dernier volume de la tétralogie du Yorkshire. C'était d'ailleurs ce qu'il devait être à l'origine : une partie du Red Riding Quartet, son épilogue, bouclant ainsi la décade inaugurée avec 1974.
Mais David Peace, au dernier moment, a changé son projet : la monumentale grève des mineurs de 84, plus grand conflit social de l'Après Guerre en Europe, lui semblait mériter plus que d'être la subdivision d'un tout aussi grandiose soit-il. Parce que ces évènements étendus sur un peu plus d'une année (quoique Peace referme sa chronologie au moment des licenciements massif de 1992... année de son départ pour le Japon, justement) marquent un tournant dans l'histoire de l'Angleterre, rien moins que la victoire nette et définitive du libéralisme contre le socialisme, telle que le présentera Thatcher elle-même dans ses mémoires. Ce que Peace résumera plus tard par un lapidaire "Aujourd'hui, plus rien n'est de gauche en Grande-Bretagne."
C'est cette fin d'époque qu'il s'applique donc à transcrire au long de ces six-cents pages épiques, quasiment sans répit et en donnant la nette impression d'écrire comme d'autres mettent des coups de boutoir. C'est que de même que pour Thatcher l'enjeu de cette grève était bien plus vaste que de lancer un plan de restructuration des houillères britanniques, l'enjeu pour David Peace est ici de livrer un roman essentiel, d'aspirer toute un époque pour en faire une matière romanesque fluide. Il n'y a pas vraiment de mot pour décrire le travail qu'il parvient à réaliser avec GB84, mais il sonne comme l'improbable aboutissement à une œuvre qui semblait déjà parfaitement achevée depuis quelques livres. Il a trouvé son style, reconnaissable à la première ligne. Il maîtrise désormais à la perfection ce ton prophétique, halluciné qui a fait son succès. L'heure n'est plus aux expérimentations, mais à l'ambition assumée de se confronter à ses maîtres. Ellroy, bien sûr. Mais aussi et surtout Faulkner, dont il a toujours été plus ou moins proche dans sa manière de pénétrer les psychés torturées de ses personnages (voir notamment le formidable et ultra-violent stream of conciousness de Brian Clough dans The Damned Utd), et que la construction à la fois foisonnante et millimétrée de GB84 rappelle plus que jamais... à ce détail près bien sûr qu'il ne peut s'amuser à brouiller la chronologie dans ce genre de livre... quoiqu'il trouve une manière assez amusante de le faire sans le faire (je vous laisse la surprise).
Les réfractaires (ils sont nombreux, et on peut le comprendre vu la radicalité de l'auteur) argueront sans doute une fois encore que le problème chez Peace, ce sont les personnages. Que tout gauchiste qu'il soit, sa vision manque cruellement d'humanité, de tendresse, de chaleur. C'est incontestable. Un jour, on aimerait bien avoir l'occasion de lire son autobiographie, histoire de comprendre d'où lui vient cette haine profonde, viscérale de la nature humaine. Une fois de plus - j'ai sûrement utilisé cet avertissement par le passé - on déconseillera ce roman aux âmes sensibles, à tous ceux qui aiment les belles histoires et les personnages attachants. Il n'y a rien de cela dans GB84, pas plus que dans tous les autres livres de son auteur. Juste une colère sourde, politique, chaotique qu'un artiste prodigieux a su, on ne sait trop comment, ériger au rang d'œuvre d'art. En ce sens, GB84 est également une apothéose thématique : c'est le dernier acte d'une pièce sordide durant laquelle, dix années durant, une nation s'est convertie au capitalisme le plus sauvage, le plus sournois, le plus cynique et le plus dégueulasse. Pas de quoi sourire. A quoi bon ?
GB84, de David Peace (2004)
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GB84 pourrait être le dernier volume de la tétralogie du Yorkshire. C'était d'ailleurs ce qu'il devait être à l'origine : une partie du Red Riding Quartet, son épilogue, bouclant ainsi la décade inaugurée avec 1974.
Mais David Peace, au dernier moment, a changé son projet : la monumentale grève des mineurs de 84, plus grand conflit social de l'Après Guerre en Europe, lui semblait mériter plus que d'être la subdivision d'un tout aussi grandiose soit-il. Parce que ces évènements étendus sur un peu plus d'une année (quoique Peace referme sa chronologie au moment des licenciements massif de 1992... année de son départ pour le Japon, justement) marquent un tournant dans l'histoire de l'Angleterre, rien moins que la victoire nette et définitive du libéralisme contre le socialisme, telle que le présentera Thatcher elle-même dans ses mémoires. Ce que Peace résumera plus tard par un lapidaire "Aujourd'hui, plus rien n'est de gauche en Grande-Bretagne."
C'est cette fin d'époque qu'il s'applique donc à transcrire au long de ces six-cents pages épiques, quasiment sans répit et en donnant la nette impression d'écrire comme d'autres mettent des coups de boutoir. C'est que de même que pour Thatcher l'enjeu de cette grève était bien plus vaste que de lancer un plan de restructuration des houillères britanniques, l'enjeu pour David Peace est ici de livrer un roman essentiel, d'aspirer toute un époque pour en faire une matière romanesque fluide. Il n'y a pas vraiment de mot pour décrire le travail qu'il parvient à réaliser avec GB84, mais il sonne comme l'improbable aboutissement à une œuvre qui semblait déjà parfaitement achevée depuis quelques livres. Il a trouvé son style, reconnaissable à la première ligne. Il maîtrise désormais à la perfection ce ton prophétique, halluciné qui a fait son succès. L'heure n'est plus aux expérimentations, mais à l'ambition assumée de se confronter à ses maîtres. Ellroy, bien sûr. Mais aussi et surtout Faulkner, dont il a toujours été plus ou moins proche dans sa manière de pénétrer les psychés torturées de ses personnages (voir notamment le formidable et ultra-violent stream of conciousness de Brian Clough dans The Damned Utd), et que la construction à la fois foisonnante et millimétrée de GB84 rappelle plus que jamais... à ce détail près bien sûr qu'il ne peut s'amuser à brouiller la chronologie dans ce genre de livre... quoiqu'il trouve une manière assez amusante de le faire sans le faire (je vous laisse la surprise).
Les réfractaires (ils sont nombreux, et on peut le comprendre vu la radicalité de l'auteur) argueront sans doute une fois encore que le problème chez Peace, ce sont les personnages. Que tout gauchiste qu'il soit, sa vision manque cruellement d'humanité, de tendresse, de chaleur. C'est incontestable. Un jour, on aimerait bien avoir l'occasion de lire son autobiographie, histoire de comprendre d'où lui vient cette haine profonde, viscérale de la nature humaine. Une fois de plus - j'ai sûrement utilisé cet avertissement par le passé - on déconseillera ce roman aux âmes sensibles, à tous ceux qui aiment les belles histoires et les personnages attachants. Il n'y a rien de cela dans GB84, pas plus que dans tous les autres livres de son auteur. Juste une colère sourde, politique, chaotique qu'un artiste prodigieux a su, on ne sait trop comment, ériger au rang d'œuvre d'art. En ce sens, GB84 est également une apothéose thématique : c'est le dernier acte d'une pièce sordide durant laquelle, dix années durant, une nation s'est convertie au capitalisme le plus sauvage, le plus sournois, le plus cynique et le plus dégueulasse. Pas de quoi sourire. A quoi bon ?
GB84, de David Peace (2004)
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Chouette billet. Ca fait un moment que j'ai envie de lire la tétralogie de Peace. J'ai 1974 dans ma PAL. Il faut que je m'y mette fissa.
RépondreSupprimerDamned ! tu m'as donné sacrément envie, là ^^
RépondreSupprimerUn roman vraiment formidable, un des meilleurs que j'ai lus ces dernières années. Belle critique.
RépondreSupprimerfinir le samourai virtuel et je m'y mettrai volontiers, faut avoir lu le reste avant ou c'est un roman qui se suffit à lui-même ?
RépondreSupprimerQui se suffit à lui-même.
RépondreSupprimerje viens enfin de comprendre "PAL", enfin peut-être....
RépondreSupprimerquitte à me ridiculiser, c'est "pile à lire"?
au début je croyais que c'était "playlist anarchiste ligure", tout portait à la croire mais c'était un piège !
Le sujet ne me tente pas plus que ça, mais je suis d'accord avec toi quant au fait qu'il y a des auteurs qui arrivent à écrire des pavés et rester intéressants sur la longueur. J'ai adoré Ellroy (il faudrait d'ailleurs que je continue) et depuis que je me suis lancée dans la "science-fiction/fantasy", je découvre des auteurs comme Neal Stephenson qui sont passionnants, même sur 1000 pages.
RépondreSupprimerN'empêche, si diane est intéressé, le livre sera à la maison et m'appellera peut-être un jour.
Diablement tentant, en tout cas...
RépondreSupprimerRoman exceptionnel, en effet. H.
RépondreSupprimerUne excellente critique qui est récompensée par cet article (question 9) : http://derrierelafenetre.blogspot.com/2010/06/twitview-de-bester-langs.html :p
RépondreSupprimerAh non, Thomas, je m'inscris en faux : ce que les détracteurs de Peace lui reprochent, c'est son écriture très maniérée, et assez soûlante, à la longue.
RépondreSupprimerSans rancune,
BBB.
Comme je suis épuisé je réponds en vrac : indépendant (Diane) - c'est ça (Arbobo) - j'ai vu hier et j'en ai rougi (Benjamin). Et maintenant, bébé va au lit ! Bonne nuit ^^
RépondreSupprimer@Thomas : Oui mais comme je connais ta modestie, je me doutais que tu n'aurai pas partagé cette information avec tes lecteurs :)
RépondreSupprimerAh ça, c'est certain...
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